Michel Onfray se revendique de Pierre-Joseph Proudhon pour ses combats politiques. Mais quelle est la valeur de cette revendication ? Et comment alors comprendre le rapprochement avec la droite souverainiste ? Tentatives de réponse.
Michel Onfray ne cesse de se revendiquer de Pierre-Joseph Proudhon. Le fondateur de Front populaire l’a ainsi proclamé dans ses réponses adressées au journaliste du Monde qu’il a publiées sur le site de la future revue, le 24 mai dernier. À la question, « Comment vous définissez-vous politiquement ? », le philosophe répond : « Comme un anarchiste proudhonien ». Puis il précise : comme un « anarchiste français », prenant bien soin de distinguer cette tradition supposément nationale de celle des anarchistes allemands comme Max Stirner et russes comme Bakounine.
Déjà, en 2017, dans sa préface au livre de Thibault Isabel, Pierre-Joseph Proudhon, l’anarchie sans le désordre, Michel Onfray proclamait que, contre Marx, « Proudhon devait être d’aujourd’hui pour être de demain ». Mais quel peut être le lien entre le penseur bisontin et la réunion des « souverainistes des deux rives et d’ailleurs », pour reprendre l’intitulé de l’ambition de la revue ?
- Un « perdant magnifique », symbole de l’antisystème
Le proudhonisme n’a jamais vraiment été un mouvement politique, pas davantage d’ailleurs qu’un mouvement philosophique durable. Non que Proudhon soit un penseur sans intérêt ou qu’il n’ait pas eu d’influence (celle sur Marx, par exemple, n’est pas négligeable), mais sa pensée complexe et son peu de goût pour l’organisation politique ont fait de ce philosophe une personnalité isolée.
L’influence qu’il a eue sur le mouvement ouvrier français, entre 1840 et 1870, est certes majeure, mais elle correspondait très largement à la structure de la classe ouvrière d’alors, encore formée d’artisans qui voyaient dans Proudhon le bon équilibre entre le désir de maintenir leur indépendance et celui de résister au capitalisme industriel naissant.
La Commune de 1871 fut très marquée par un certain proudhonisme et sa défaite sonne le « glas du proudhonisme », pour reprendre une formule de Friedrich Engels, qui a cependant été employée en 1870 à propos de la guerre franco-allemande et non de la Commune.
Dès lors, le proudhonisme est à l’abri de toutes les avanies de l’Histoire. Il ne peut être mis en cause dans les désastres du XXe siècle, tant du fascisme que du « socialisme réel » ou encore du capitalisme. Inexistant dans les débats qui ont agité ces années sombres, il ne peut être accusé de rien. Il est donc nécessairement innocent de tout, ce qui lui permet de réunir dans un lieu « neutre » les opinions les plus contradictoires.
Et comme Proudhon était isolé, il s’était fâché avec tout le monde. Avec les capitalistes et les libéraux, bien sûr, qui ne lui pardonnaient pas son fameux « la propriété, c’est le vol », proclamé au début de Qu’est-ce que la propriété ?, paru en 1840. Mais aussi avec les marxistes qui en sont restés à la violente attaque de Karl Marx contre Proudhon dans Misère de la philosophie, publié en 1846 en réponse à l’ouvrage Philosophie de la misère. Il peut donc se revendiquer d’une détestation de toutes les puissances d’hier et d’aujourd’hui.
Dans son texte déjà cité de 2017, Michel Onfray met en scène les supposés « bourrages d’urnes » de Marx dans l’Internationale contre les proudhoniens et les réjouissances tout aussi supposées des marxistes devant l’écrasement de la Commune. « Ces vingt mille cadavres ont contribué au plus grand bonheur de Marx et des marxistes », écrit-il. Et qu’importe s’il n’en fut rien, si Marx, le 13 mai 1871, écrivait à Varlin que « la classe ouvrière était avec la Commune depuis le début » – s’il a pu critiquer la Commune, cette critique était permanente au sein même de la Commune, comme le met magistralement en lumière le récit de Pierre-Olivier Lissagaray –, et si, enfin, au sein de la Commune, les proudhoniens étaient fort empreints de ce bakouninisme que Michel Onfray déteste tant, et si l’un des courants dominants était celui des Jacobins fascinés par la révolution de 1793 (la Commune a d’ailleurs fini par créer son propre Comité de salut public), que Michel Onfray vomit tant.
Cette récupération de la Commune est assez obscène puisque Proudhon, décédé en 1865, n’a pas connu le mouvement et qu’un de ses plus proches collaborateurs, Henri Tolain, son représentant à l’Internationale, a été Versaillais, un reproche que l’on ne peut guère faire à aucun marxiste… Cette mise en scène d’une Commune purement proudhonienne est cependant utile politiquement : elle permet de construire l’image d’un Proudhon doublement victime des bourgeois de Thiers et des socialistes marxistes. Elle permet donc de rejeter en bloc droite et gauche autour d’un Proudhon qui était, lui, un homme du peuple, vrai ouvrier et fils de paysan, contre un Marx apatride et intellectuel oisif. Bref, relever Proudhon, c’est glorifier l’image d’un peuple victime des élites de tous les bords.
Détesté des gouvernants, des patrons et des socialistes, et incapable de donner naissance à aucun système politique cohérent, Proudhon a donc tout du penseur « antisystème ». Il peut aussi bien plaire à ceux qui voient dans la CGT un pouvoir marxisant néfaste pour la France qu’à ceux qui critiquent le pouvoir étatique et le fonctionnement du capitalisme néolibéral. C’est donc un parfait étendard pour ceux qui veulent « en finir » avec l’existant, sans vouloir renoncer à une forme d’éternité du peuple français que l’homme de Besançon, victime des internationalistes et des mondialistes, incarnerait.
- Les fondements de la philosophie proudhonienne
Mais on aurait tort de ne voir dans ce caractère d’attraction des contraires qu’une simple tactique politique. C’est en réalité le fondement même de la pensée de Proudhon qui justifie ces accords entre des positions jugées a priori contradictoires. Pour le saisir, il faut remonter à la métaphysique de Proudhon, qui est parfois assez nébuleuse, comme l’était la métaphysique française de cette époque, mais fort instructive. Le fondement de la pensée de Proudhon, c’est précisément l’équilibre permanent de forces contraires. C’est ce qu’il appelle la « dialectique sérielle ». Pour faire (très) simple, Proudhon voit la nature comme un ensemble d’antinomies qui créent des tensions permanentes. La principale de ces tensions est entre l’unique et le multiple, ce qui se traduit en l’homme par une tension entre la subjectivité et l’objectivité. Mais dans tous les concepts de Proudhon cette contradiction est présente : la concurrence ou la propriété peuvent être chacune la meilleure ou la pire des choses.
La méthode de Proudhon est alors celle de trouver un équilibre dans ce conflit permanent. Et la force qui construit cet équilibre, c’est la liberté des individus guidés par la justice et la morale. C’est donc un équilibre toujours précaire, toujours à construire et qui ne peut l’être que par la confrontation permanente, la « paix belliciste » qu’il revendiquera dans son traité La Guerre et la Paix de 1861. Marx avait beau jeu de voir en Proudhon un hégélien qui n’avait pas lu Hegel : la dialectique proudhonienne n’est pas hégélienne, elle ne repose pas sur le dépassement des contradictions mais sur leur équilibre fragile, et c’est cet équilibre qui crée le mouvement historique. Et c’est là une différence majeure : le progrès se fait par la recherche permanente de l’équilibre, pas par le triomphe d’une réalité nouvelle sur une réalité ancienne.
Cette vision permet à Proudhon de mettre en garde contre toute rupture de l’équilibre : lorsque l’on met l’accent sur une seule partie de l’antagonisme, si, en quelque sorte, on fait triompher un des principes en conflit, alors on menace l’homme, le monde et la société de destruction. D’où sa méfiance vis-à-vis d’un État, démocratique ou non, qui, précisément, impose les vues de la majorité ou d’un souverain, ou de l’Église, qui impose le pouvoir unilatéral d’une divinité sur la société. Proudhon n’est certes pas athée, sa pensée est pétrie de mysticisme et de métaphysique, mais il s’oppose aux Églises.
Quelles conclusions tirer de cette brève présentation ? Que Proudhon ne craint pas les antagonismes, y compris ceux qui pourraient apparaître comme de simples contradictions. Il y voit, au contraire, une force de progrès dès lors qu’ils restent dans une position d’équilibre conflictuel. Cet équilibre est à rechercher à la fois en dedans, au sein des individus et des communautés, et en dehors, dans les relations entre individus et entre communautés. Dans sa vie, Proudhon a clairement agi de la sorte, cherchant chez ses ennemis des appuis à ses idées, tantôt auprès des penseurs socialisants, comme avant 1848, tantôt auprès du pouvoir étatique, lorsque, après 1851, il cherche à convaincre (vainement) le futur Napoléon III de soutenir sa Banque du peuple dans son pamphlet en forme d’invitation pour le chef de l’État La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre.
Dans ce cadre, la démarche de Front populaire se comprendrait mieux : dans l’opposition que Michel Onfray juge structurante de l’époque entre souverainistes et proeuropéens, ou, selon ses propres termes, entre « populistes » et « populicides », il lui faut chercher ce double équilibre : réaliser une synthèse ad hoc entre souverainistes divers et apporter la contradiction aux proeuropéens. La lecture de Proudhon permet aussi de comprendre pourquoi la position du philosophe peut se modifier en permanence : luttant contre Jean-Marie Le Pen en 2002 et recevant les éloges de sa fille 18 ans plus tard. Dans une vision proudhonienne, il lui est impossible d’écraser le souverainisme d’extrême droite, sauf à affaiblir l’équilibre avec les proeuropéens et donc à les faire triompher. La lutte, au sens proudhonien du terme, revient donc à créer le maintien permanent de ces oppositions.
Dès lors, Michel Onfray peut effectivement hausser les épaules lorsqu’on lui reproche de « faire le jeu » de l’extrême droite. Dans une logique proudhonienne, cela n’a effectivement pas de sens. Finalement, il en irait de la présence dans Front populaire de Michel Onfray et d’Alain de Benoist comme de la correspondance de Proudhon avec Marx et Engels, avec lesquels il s’opposait sur bien des points, entre 1843 et 1846, résumée par le premier dans ces mots : « Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ses lois se réalisent, le progrès selon lequel nous parvenons à les découvrir. » C’est donc une démarche intellectuelle permettant de dégager une synthèse répondant aux rapports de force du temps. Ce serait en cela qu’elle est politique.
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