La pandémie de coronavirus a eu un effet de loupe sur une nouvelle forme de tyrannie qui se déploie à l’échelle de la planète. Elle ne cesse d’étendre son empire, aux États-Unis, au Brésil, aux Philippines, au Royaume-Uni, en Italie… En France, elle ne s’est pas encore incarnée dans une figure politique. Mais de nombreux Ubu se sentent pousser des ailes au point d’inquiéter l’Élysée. Le scénario d’une Cinquième République se retournant contre elle-même n’est plus à écarter.
Après la mort de George Floyd, l’éditorialiste conservateur du Washington Post George Will n’a pas mâché ses mots contre Donald Trump : « La personne que les électeurs ont élue en 2016 pour “veiller à ce que les lois soient fidèlement exécutées” a déclaré le 28 juillet 2017 à des policiers en uniforme : “S’il vous plaît, ne soyez pas trop gentils lors des interpellations.” Son espoir s’est réalisé pendant 8 minutes et 46 secondes sur le trottoir de Minneapolis. »
Prix Pulitzer du commentaire politique, Georges Will est l’un des éditorialistes les plus écoutés de la mouvance conservatrice. Depuis 2016, il n’a pas caché « le dégoût » que lui inspirait Trump et la manière dont le parti républicain avait capitulé en en faisant son candidat. Mais son article va beaucoup plus loin, il appelle à sa défaite à la prochaine élection de novembre et à celle du parti républicain au Congrès, en particulier, a-t-il précisé, « ces sénateurs qui gambadent encore autour de ses chevilles, avec un appétit canin de caresses ».
Les néoconservateurs, exclus du pouvoir par Donald Trump à son arrivée à la Maison Blanche, ont de bonnes raisons de lui en vouloir mais ils ne sont pas les seuls. L’ancien président George W. Bush vient d’annoncer qu’il ne voterait pas pour lui en novembre. Colin Powell a décidé de voter Joe Biden.
Selon George Will, les provocations du président depuis son élection, amplifiées par « les technologies modernes de communication », ont « encouragé une escalade dans le débat public d’une telle violence que le seuil du passage à l’acte s’est trouvé rabaissé chez des individus aussi dérangés que lui ». Donald Trump « donne le ton à la société américaine qui est malheureusement une cire molle sur laquelle les présidents laissent leurs marques ». Et Will de conclure : « Ce roi Lear de bas étage a prouvé que l’expression “bouffon maléfique” n’est pas un oxymore. »
« Bouffon maléfique » : en associant ces deux termes contradictoires, l’éditorialiste conservateur met en évidence le caractère clivé du pouvoir de Trump sur lequel la critique de ses opposants a constamment achoppé. Si la bouffonnerie relève le plus souvent du registre de la comédie et de la farce, la « bouffonnerie » de Trump est maléfique. Elle utilise les ressorts du grotesque pour orchestrer le ressentiment des foules, réveiller les vieux démons sexistes, racistes, antisémites, dont la liste des victimes s’allonge, de Pittsburgh à El Paso – et à George Floyd.
« L’histoire est une blague », disait Henry Ford. Trump en a fait une politique.
Avec lui, il ne s’agit plus de gouverner à l’intérieur du cadre démocratique, mais de spéculer à la baisse sur son discrédit. Trump est un héros du soupçon qui a construit sa stratégie sur un paradoxe : asseoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », spéculer à la baisse sur le discrédit général et en aggraver les effets. Le danger, dans toute spéculation à la baisse, c’est qu’elle est autoréalisatrice. De même que beaucoup d’économistes voient dans la spéculation à la baisse les principales causes de la chute des bourses, on assiste à la même crise spéculative dans la sphère politique.
C’est le ressort de son pouvoir hégémonique qui s’impose non plus à travers des récits crédibles mais par des blagues qui jettent le discrédit sur toutes les formes d’autorités (économiques, médiatiques, politiques, médicales). Avec Trump, le grotesque a remplacé le récit (et le carnavalesque le romanesque) dans la conquête des cœurs et des esprits.
Selon le linguiste russe Mikhaïl Bakhtine, le carnaval au Moyen Âge, loin de n’être qu’une manifestation folklorique, était l’une des expressions les plus fortes de la culture populaire, en particulier dans sa dimension subversive. Dans son ouvrage, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, il analysait l’esprit du carnavalesque comme le renversement des hiérarchies et des valeurs : entre le pouvoir et le peuple, entre le noble et le trivial, entre le haut et le bas, entre le style raffiné du savant et le langage grossier du peuple…
Le carnaval qui en est l’expression la plus achevée et culmine dans l’élection d’un roi du carnaval qui se substitue à l’autorité en place. « En la personne de Rabelais, écrit Bakhtine, la parole et le masque du bouffon médiéval, les formes des réjouissances populaires carnavalesques, la fougue de la basoche aux idées démocratiques qui travestissait et parodiait absolument tous les propos et les gestes des bateleurs de foire se sont associés au savoir humaniste, à la science et aux pratiques médicales, à l’expérience politique et aux connaissances d’un homme qui… était intimement initié à tous les problèmes et secrets de la haute politique internationale de son temps. »
Le trumpisme est une forme de carnavalesque renversé, un carnavalesque d’en haut qui installe les valeurs du grotesque au sommet du pouvoir et assoit leur légitimité sur les réseaux sociaux et la télé-réalité. Le reality show trumpiste rejoue, en le singeant, le renversement du haut et du bas, du noble et du trivial, du raffiné et du grossier, du sacré et du profane, le refus des normes et des hiérarchies instituées entre le pouvoir et les sans-pouvoir, le mépris des formes du beau style du savoir-vivre, au profit d’une vulgarité revendiquée assumée et conquérante.
Le lien souligné par Bakhtine entre le carnavalesque démocratique et le savoir humaniste est brisé. Si Trump a lancé un défi au système démocratique non pour le réformer ou le transformer, mais pour le ridiculiser. Son omniprésence sur Twitter et celle d’un roi de carnaval qui s’arroge le droit de tout dire et de jeter le discrédit sur toutes les formes de pouvoir. Loin de se présidentialiser une fois élu, il a ridiculisé la fonction présidentielle par ses foucades, ses sautes d’humeur, ses postures ubuesques. « C’est un clown – littéralement, il pourrait avoir sa place dans un cirque », a déclaré un jour Noam Chomsky.
L’épidémie de coronavirus en a été le théâtre insensé. Soudain, le grotesque butait sur le mur de l’épidémie. La puissance du discrédit qui enflammait les foules ne pouvait rien contre le virus qui s’attaquait à elles. Elle risquait même de se retourner contre celui qui était en charge de la santé publique. La crise épidémique a mis en évidence ce « grotesque discréditant » au travers de mille signes de mauvais goût, d’indécence et de stupidité.
Trump a d’abord cherché à sous-estimer la gravité du mal en contestant l’avis des épidémiologues et en prédisant la fin de l’épidémie pour le printemps. Puis, alors que sa dangerosité se précisait, il décida d’externaliser le virus en Chine et en Europe contre lequel il fallait dresser un mur pour endiguer son invasion : « La sécurité des frontières est également une sécurité sanitaire et vous avez tous vu le mur se lever comme par magie. […] Des mesures strictes aux frontières sont l’une des raisons pour lesquelles le nombre de cas aux États-Unis est faible. »
Enfin, il se déchargea de sa responsabilité fédérale déléguant aux gouverneurs des États sa responsabilité et jetant le discrédit sur leur inaction.
Mais on aurait tort d’en tirer des conclusions hâtives. Loin de le disqualifier auprès de ses supporters, la crise du coronavirus lui a fourni l’occasion de démontrer une sorte d’impunité, la preuve manifeste qu’il ne dépend d’aucun jugement et peut donc imposer inconditionnellement sa volonté.
Elle a eu un effet de loupe sur cette nouvelle forme de tyrannie, qui se déploie à l’échelle de la planète, la tyrannie des bouffons, dont Trump n’aura été que la première manifestation et qui n’a cessé depuis quatre ans d’étendre son empire au-delà des frontières des États-Unis : Jair Bolsonaro au Brésil, Rodrigo Duterte aux Philippines, Boris Johnson au Royaume-Uni, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Jimmy Morales au Guatemala, Viktor Orbán en Hongrie. Mais aussi Volodymyr Zelensky, ce comédien élu président de l’Ukraine. En Inde, le député Rahul Gandhi, petit fils d’Indira Ghandi, s’en est pris au premier ministre Narendra Modi en ces termes : « Cessez de faire le clown, l’Inde est en état d’urgence. »Les tweets de Trump, les posts de Salvini sur Facebook, les clowneries de Beppe Grillo, les blagues de Boris Johnson reflètent un charisme clownesque, anti-héroïque. Ces nouveaux leaders, qu’on qualifie de populistes, sont dépourvus de l’ascendant des grands leaders populistes latino-américains comme Juan Perón ou Getúlio Vargas. Ce sont des clowns qui exercent leur influence par l’outrance, la parodie, les fake news.
Cette nouvelle génération de leaders met à l’épreuve la notion de pouvoir charismatique telle que l’avait définie Max Weber, « l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu… en tant qu’il se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef ». Mais ils ne sont pas dénués d’un certain charisme. En eux, c’est l’homme commun que les réseaux sociaux acclament, l’homme-clown de la télé-réalité ou des talk-shows, magnifié et comme électrisé par les réseaux sociaux.
Leur performance appartient à l’univers de l’imagerie grotesque et à la syntaxe scatologique et sexuelle. Salvini fait appel à la nourriture en postant chaque jour sur Twitter des photos de ses repas, Trump n’hésite pas à parler de « chattes » et de sang menstruel comme lorsqu’il insulta la journaliste de CNN, Megyn Kelly, qui avait eu l’audace de lui rappeler ses propos sexistes. Dans les relations internationales, les jurons, insultes et grossièretés se multiplient et transgressent tous les usages diplomatiques à l’instar de Boris Johnson traitant François Hollande de « kapo » et qualifiant délicatement les Français de « petites crottes » ou de « fumiers ».
Le souverain grotesque ne nous est pas totalement inconnu. Et l’on pourrait en retracer la généalogie, comme le rappelait Michel Foucault dans ses cours au Collège de France sur l’anormal (1975-1976) de Caligula, avide de sang, cruel, incestueux avec ses sœurs, adultère, passionné par les jeux du cirque, et qui veut faire de son cheval un consul, à Héliogabale, « faisant l’amour comme une femme et comme un homme […] accueillant la débauche par tous les orifices de son corps », en passant par Claude, asservi à sa femme, la vicieuse Messaline, et Néron, qui ne rougit pas de se livrer aux actes les plus honteux avec hommes et femmes, qui aime se travestir et épouse son affranchi.
Dans sa thèse Les Scènes de la vérité, Arianna Sforzini a rassemblé et problématisé les observations éparses de Foucault sur le pouvoir grotesque. « Foucault, écrit-elle, identifie dans le grotesque ou dans l’ubuesque, une catégorie précise de l’analyse historico-politique », catégorie qui exprime la force que « le pouvoir assume quand il revêt les formes les plus bouffonnes et les plus infâmes ». L’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets, qui sont au contraire d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque – Ubu roi, précisément. « Un énorme fonctionnement du souverain infâme ».
Foucault nous alertait contre l’illusion qui consiste à voir dans le pouvoir grotesque « un accident dans l’histoire du pouvoir », « un raté de la mécanique », mais « l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir ». « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il s’agit de manifester de manière éclatante le caractère incontournable, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié ».
Depuis l’élection de Trump, constate Xenophon Tenezakis, qui prolonge l’analyse de Foucault dans un article récent de la revue Esprit, « chaque jour, de nouvelles décisions sont prises à l’encontre des grands principes de la démocratie et des engagements des États-Unis ; de nouveaux ratés, de nouvelles saillies absurdes et de nouvelles fuites font surface, qui dévoilent l’anarchie au cœur du pouvoir. Devant cette allure carnavalesque du mandat trumpien, l’attitude souvent adoptée est celle de la sidération : “Comment est-il possible qu’il puisse rester au pouvoir, alors qu’il dit des choses si absurdes et qu’il prend des décisions à l’encontre parfois du bon sens ou de l’humanité la plus élémentaire ?” Si l’on suit le raisonnement foucaldien, c’est plutôt la question inverse qu’il faudrait poser. »
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