L’attaque d’une maternité à Kaboul, puis celle de funérailles dans une province voisine, font craindre le retour en force de l’EI, raffermi par des talibans hostiles à l’accord de paix avec les Américains.
En quarante années de guerre, la population afghane croyait avoir subi toutes les atrocités. Mais elle n’imaginait pas que le pire était encore à venir, que l’on pouvait assassiner froidement des femmes sur le point d’accoucher et des nouveau-nés à peine sortis du ventre de leur mère. C’est pourquoi la maternité Dasht-e Barchi n’était pas protégée par des hommes armés comme le sont les cliniques et hôpitaux de Kaboul. L’attaque du 12 mai contre ce dispensaire, situé dans un quartier pauvre de la capitale, a prouvé le contraire. Vingt-quatre adultes et bébés ont été tués à bout portant par un commando, venu dans ce seul but.
À ce jour, ce terrifiant massacre n’a toujours pas été revendiqué. Les talibans ont décliné toute responsabilité et l’ont condamné. De son côté, le groupe Khorassan, la branche de l’État islamique (EI) dans cette partie de l’Asie, n’a publié aucun communiqué, mais demeure le principal suspect. L’attentat de Kaboul et celui qui, quelques heures plus tard, tuera une trentaine de personnes et fera des dizaines de blessés lors des funérailles d’un officier de police dans la province du Nangarhar (est du pays), là où le groupe est né, semblent témoigner de son retour en force sur le théâtre afghan.
Bien d’autres attentats ont été revendiqués ces dernières semaines par l’EI-Khorassan. Le dernier survenu le 30 mai a pris pour cible la télévision privée Khurshid, là encore dans la capitale afghane. Un journaliste et un technicien qui venaient de fêter le huitième anniversaire de la chaîne, ont été tués dans l’explosion de leur bus provoquée par une bombe posée sur le trottoir et six autres personnes ont été gravement blessées.
Le nombre des assaillants de la maternité n’est pas connu. Les trois principaux ont été tués par les forces de sécurité mais les membres du commando étaient plus nombreux.
Selon Médecins sans frontières (MSF), qui gère cette maternité, onze femmes ont été exécutées de sang-froid, dont trois qui s’apprêtaient à donner naissance en salle d’accouchement, et cinq autres ont été blessées. Deux bébés ont été assassinés, de même que des parents et une sage-femme. Le bilan aurait pu être plus élevé si les trois principaux tueurs avaient pu forcer la porte blindée de la « pièce sécurisée », une salle conçue pour protéger ses occupants en cas de tirs et explosions, où avaient pu se réfugier une partie des patientes et du personnel médical.
Comme l’a raconté une sage-femme à l’AFP quelques jours plus tard, la vie et la mort se confondaient dans cette petite maternité d’aspect assez anodin puisqu’une femme a accouché dans la pièce sécurisée pendant l’attaque : « Nous l’avons aidée à mains nues, nous n’avions rien d’autre dans la pièce que du papier toilette et nos foulards. Lorsque le bébé est né, nous avons coupé le cordon ombilical avec nos mains. Nous avons enroulé le bébé et la mère dans les foulards que nous avions sur nos têtes. »
Même si, par facilité, nombre de commentateurs ont parlé de « terreur aveugle » à propos de cet attentat, celui-ci n’obéit pas à cette définition. Si le dispensaire a été aussi cruellement visé, c’est parce qu’il était situé précisément dans le quartier Barchi, habité essentiellement par des Hâzârâs, une minorité persanophone de confession chiite (environ 15 % de la population). Il est probable aussi que les assaillants voulaient tuer également les six expatriés du dispensaire qu’ils n’ont pas trouvés.
« Je suis revenu sur les lieux le lendemain de l’attaque et ce que j’ai vu dans la maternité montre bien que les assaillants ont tiré sur les mères d’une manière systématique, a expliqué Frédéric Bonnot, responsable des programmes MSF en Afghanistan. Ils sont entrés dans les chambres de la maternité, en tirant sur les femmes qui étaient dans leurs lits. C’était méthodique. Les murs étaient criblés d’impacts de balles, il y avait du sang sur le sol des chambres, des véhicules brûlés et des fenêtres cassées. »
« Pendant l’attaque, a-t-il ajouté, depuis une pièce sécurisée où nous étions réfugiés, nous avons entendu des tirs partout et des explosions aussi. Nous savons que ce quartier a été la cible d’attaques par le passé, mais personne ne pouvait s’attendre à ce qu’il y ait une attaque sur une maternité. Ils sont venus pour tuer les mères. »
« Le message qu’ils ont adressé aux chiites est très clair : on va tous vous tuer, souligne Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur au think tank Asia Center. À partir du moment où l’on tue des femmes sur le point d’accoucher, cela signifie qu’il y a une volonté d’extermination. Si l’attaque n’a pas été revendiquée, c’est parce qu’un tel acharnement sur une maternité, sur la source même de la vie, risque d’être contre-productif. Ce n’est pas une radicalité qui peut être défendue. »
Effectivement, l’émotion exprimée sur les réseaux sociaux dépasse très largement celle qui s’est manifestée lors d’autres attentats, même beaucoup plus meurtriers, comme celui au camion piégé qui, le 31 mai 207, avait tué 90 personnes, en plein cœur de Kaboul.
« Cette attaque sans précédent contre une maternité, qui succède à de nombreuses autres contre les chiites, répond à la stratégie politique de l’EI-Khorassan, indique Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de Paris. Elle a un double but : désorganiser la société afghane et provoquer une guerre de religion entre chiites et sunnites, qui lui permettrait de profiter de la situation. »
« Pour les combattants de ce groupe, ajoute le même chercheur, tuer des chiites n’est pas un crime, c’est conforme à la volonté d’Allah et donc bénéfique d’un point de vue religieux car ils ne les considèrent pas comme des musulmans. C’est déjà ce que voulait faire en Irak Abou Moussab al-Zarqaoui [le fondateur de ce qui deviendra l’État islamique, tué en 2006 par les Américains – ndlr] et c’était sa principale divergence avez Oussama Ben Laden. C’est pareil aujourd’hui en Afghanistan et les Hâzârâs ont commencé à s’armer et vouloir se battre avant de prendre conscience qu’ils allaient tomber dans le piège qui leur était préparé. »
Pourtant, EI-Khorassan était donné moribond il y a encore quelques mois après une série de défaites dans le nord et l’est. « C’est vrai qu’il est affaibli, reconnaît le même chercheur. Mais, comme ses membres sont souvent d’anciens talibans, des passerelles existent entre les uns et les autres. Et un bon nombre de talibans ne sont pas d’accord avec l’accord de cessez-le-feu signé par leurs chefs avec les Américains, le 29 février. Ils leur disent : on ne s’est pas battus pendant vingt ans, avec autant de martyrs dans nos rangs, pour en arriver là. Ce mécontentement fait grossir les rangs de l’EI-Khorassan. »
À l’inverse, Al-Qaïda ne fait plus beaucoup parler de lui sur le terrain afghan, où il apparaît de plus en plus marginalisé. Une marginalisation qui profite là encore à la branche afghane de l’EI et oblige les talibans à se durcir encore plus pour ne pas être pris en défaut de radicalité face leurs concurrents sur la scène du djihad.
C’est d’ailleurs dans cette partie de l’Afghanistan, proche de la frontière pakistanaise, que sont venus se former, lorsque les talibans étaient au pouvoir (1996-2001), nombre de théoriciens du djihad global, en particulier dans le camp d’Al-Farouq. À commencer par Al-Zarqaoui, qui y a rencontré à plusieurs reprises Ben Laden. Il y eut aussi cheikh Abou Mohammed al-Maqdissi, un théologien jordanien auteur d’un traité très lu dans la sphère djihadiste, La Religion d’Abraham, l’appel des prophètes et des messagers, et les manières dont les tyrans cherchent à banaliser cette religion et à en détourner les prédicateurs.
Cheikh Abdel Rahmane al-Ali, un religieux égyptien, plus connu sur sous le nom d’Abou Abdallah al-Mohadjer, s’y est rendu aussi. Il est l’auteur de Questions sur la jurisprudence du jihad. Jurisprudence du sang, un livre de 500 pages et principal ouvrage de référence de l’État islamique. Il explique qu’il est tout à fait légitime de « tuer chaque mécréant n’ayant pas obtenu d’engagement de sûreté de la part des musulmans ». Et que les femmes et les enfants mâles du camp adverse, parce qu’ils sont eux aussi impliqués dans la guerre, doivent être supprimés : « La présence de la femme aux combats a des effets considérables. C’est elle qui assure l’approvisionnement en argent et incite aux combats. Pour ces raisons, on doit les tuer. »
Il théorise également, sur des dizaines de pages, l’élimination des chiites et l’extermination des apostats. Toute violence, même la plus terrible, exercée à leur encontre est légitime : ils sont des agresseurs par nature puisqu’ils n’adorent pas le vrai Dieu. C’est la doctrine du takfir – l’anathème qui rend licite la mort du « mécréant ». Le livre comprend d’autres morceaux de bravoure, dont un éloge de la torture et de la décapitation, « acte volontaire et chéri de Dieu et de son Messager ».
Parmi les autres théoriciens qui sont passés aussi par ces camps figure le Syrien Abou Moussab as-Souri, dont Observations sur l’expérience djihadiste en Syrie a été retrouvé chez nombre de jeunes partisans français de la guerre sainte.