Sollicitations de leurs supérieurs, télétravail pas même modifié par rapport à la normale, nécessité d’être joignables à tout moment : des salariés décrivent la manière dont ils ont continué à assurer leur mission, alors qu’ils étaient censés être en arrêt.
«Vous pouvez encore déclarer que c’était une erreur et que vous vous êtes trompés. Mais, dans quelques semaines, les sanctions vont tomber. » Ce « petit message » adressé lundi 8 juin par la ministre du travail aux entreprises ayant déclaré des salariés en chômage partiel durant le confinement a sans doute été reçu cinq sur cinq par certains employeurs. « Quand on fraude au chômage partiel, c’est du travail illégal, donc ce sont de lourdes sanctions administratives, financières et pénales », a insisté Muriel Pénicaud. En théorie, les fraudeurs risquent jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende, et peuvent se voir demander le remboursement des aides, et ne plus en recevoir pendant cinq ans.
Le sujet est d’importance : entre le 16 mars et le 9 juin, plus d’un million d’entreprises ont demandé à ce que leurs salariés soient couverts par le dispositif d’« activité partielle » (le nom officiel du chômage partiel). Selon le ministère du travail, 7,2 millions de salariés ont été placés en chômage partiel au moins une journée en mars, et ils étaient 8,6 millions en avril.
Ces salariés se sont vu garantir le paiement de 84 % de leur salaire net (et 100 % pour les salariés au Smic). Les sommes sont remboursées à leur employeur (à 90 % seulement depuis le 1er juin), pour deux tiers par l’État, et par l’Unédic pour le tiers restant. Les employeurs ont parfois maintenu à 100 % le salaire de tous leurs employés.Selon le cadre légal, les règles sont simples : les jours où un salarié est déclaré en chômage partiel, tout travail lui est interdit. Mais il est aujourd’hui certain que nombre de salariés se sont vu demander par leur employeur de continuer à travailler, au moins en partie, au mépris de toutes les règles.
Dès début avril, Mediapart a publié plusieurs témoignages de salariés se retrouvant dans cette situation, et des récits similaires ont depuis émergé dans tous les médias. Le cabinet de conseil aux salariés Technologia a même interrogé en avril plus de 2 600 élus du personnel et responsables syndicaux, pour aboutir au chiffre ahurissant de 24 % d’entre eux déclarant travailler dans des entreprises où des employés au chômage partiel ont poursuivi leur activité à la demande de l’employeur. Souvent, mais pas toujours, les managers laissent entendre qu’il s’agit de sauver l’entreprise, mise en grande difficulté par une chute brutale de ses activités, du jour au lendemain.
Face à ce qui ressemble à des dérives massives, le ministère du travail a lancé mi-mai une vaste campagne anti-fraude. Les Direccte, les directions régionales qui chapeautent les inspecteurs du travail, sont chargées de contrôler les secteurs où le télétravail est répandu, par exemple l’informatique ou le conseil aux entreprises, mais aussi le BTP, secteur très demandeur de chômage partiel. Selon RMC, 8 000 entreprises auraient déjà été contrôlées, avec l’appui de 400 vacataires recrutés spécialement pour épauler les inspecteurs du travail.
À ces contrôleurs, il est demandé de prêter une oreille attentive aux salariés ou aux représentants du personnel faisant remonter des anomalies. Et les témoignages devraient affluer. Encore récemment, une consultante dans une société de service informatique confiait à Mediapart « ne pas éteindre son ordinateur les jours de chômage partiel » : « J’ai des formations à distance à préparer, du support auprès de clients, des mails auxquels je dois répondre, des calls concernant des projets futurs, etc. », détaille-t-elle. Autant de tâches « qui ne sont pas immédiatement refacturables à des clients, mais qui, en temps normal, font partie des coûts assumés par l’entreprise ». Aujourd’hui, pourtant, c’est l’État qui les prend en charge.
Un responsable des ressources humaines nous a aussi déclaré voir son entreprise, malgré sa propre opposition maintes fois répétée, « mettre ses salariés en chômage partiel et leur demander de travailler normalement, en leur faisant espérer une prime, et pour les plus récalcitrants les menacer de rompre leur contrat ».
Ces témoignages se suivent et se ressemblent, mais ils restent anonymes. Mediapart a souhaité sortir de cette litanie de paroles ne désignant aucun responsable. Nous avons rassemblé des éléments que nous jugeons suffisamment solides et cohérents pour être en mesure de citer trois entreprises dont les salariés assurent avoir travaillé pendant leur chômage partiel.
Il s’agit d’Acadomia (500 salariés environ), marque connue de l’enseignement à distance détenue par le groupe Domia, dont le fondateur et président Maxime Aiach est président de la Fédération du service aux particuliers (Fesp) et membre du conseil exécutif du Medef ; de Xefi, qui se définit comme « leader français auprès des TPE/PME dans le domaine de la vente de matériels informatiques et bureautiques et des services associés », et compte un peu moins de 1 000 salariés ; et du groupe Astek, une entreprise de services numériques dont les 2 800 salariés sont en quasi-totalité des ingénieurs et des consultants placés au sein de grandes entreprises.
Pour ces trois entreprises, il est impossible de déterminer quelle est l’ampleur réelle des tricheries décrites et documentées par les salariés. Contactées par Mediapart, elles démentent s’être livrées à tout comportement frauduleux.
Selon nos informations, Acadomia aura bientôt l’occasion de s’expliquer devant l’Inspection du travail. L’administration a en effet été saisie par plusieurs salariés travaillant hors de Paris. Un député a également fait remonter au cabinet de la ministre du travail une lettre dénonçant la fraude.
Acadomia a totalement fermé ses locaux du 14 mars au 11 mai, et placé une bonne partie de ses salariés en chômage partiel. Selon la direction, malgré une baisse d’activité constatée de 82 % sur la période de mi-mars à fin mai, seulement 27 % des heures travaillées ont été déclarées sous le régime du chômage partiel. Sur cette période, le salaire de tous les salariés a été maintenu à 100 %.
« Je suis heureuse qu’aucun salarié n’ait eu de perte de salaire ou perdu son emploi, déclare à Mediapart Sonia Rabathaly, directrice des ressources humaines (DRH) d’Acadomia. Concernant l’État, je considère personnellement que […] l’entreprise a respecté strictement ses obligations légales et déclaratives, mais aussi et surtout l’esprit de la mesure d’activité partielle » (l’intégralité de sa longue réponse à nos questions est à retrouver sous l’onglet Prolonger).
Le ton de la lettre envoyée au député, puis transmise au ministère du travail, est tout autre : « C’est l’État qui a payé une grande partie de nos salaires pour des heures effectuées et non chômées, indique le courrier, rédigé au nom de plusieurs employés. Nous avons plusieurs moyens de prouver cette fraude et par conséquent les heures effectuées grâce à nos plannings, mails, bulletins de salaire mentionnant les heures supplémentaires, et les tickets restaurant du mois d’avril. »
Le courrier détaille l’ambiance qui a régné dans l’entreprise lors de la période de confinement : « Notre entreprise n’a pas cessé de rappeler que la priorité était de garantir la pérennité économique de l’entreprise pour protéger tous nos emplois. »
Il raconte ensuite comment la direction a annoncé seulement le 10 avril que le dispositif d’activité partielle avait été accordé à l’entreprise, de façon rétroactive depuis le 16 mars. Ce que confirme une note envoyée le 15 avril aux salariés par la DRH du groupe. « Les autorisations s’obtiennent par établissement, la mise en place a donc été longue », détaille la DRH.
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