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Haftar, un maréchal de fortune au temps du coronavirus

Haftar Un Maréchal De Fortune Temps Du Coronavirus

Du 8 au 10 mai, très loin du regard des médias obsédés par la pandémie de coronavirus, une centaine de missiles se sont abattus sur Tripoli. Des tirs provenant tous de l’armée d’un seul homme, aveuglé par son orgueil : Khalifa Haftar.

Pendant que le Covid-19 poursuit son œuvre et au cœur du mois béni de Ramadan, la Libye s’effondre sous l’effet d’un autre virus, celui de la pire des guerres, quand l’on connaît ceux que l’on tue, quand la victoire même est une défaite : le virus de la guerre civile. Du 8 au 10 mai, très loin du regard des médias obsédés par la pandémie de coronavirus, une centaine de missiles se sont abattus sur les quartiers résidentiels du sud de Tripoli et sur l’aéroport de Mitiga, alors que le faubourg plus populaire d’Abou Salim était visé par des bombardements à l’artillerie lourde. La veille, 18 frappes aériennes avaient touché la ville de Misrata, et une dizaine d’autres, les localités de Zliten, Ejeilat, Zwara et Garian. De la capitale libyenne au Jebel Nefoussa, ces tirs aveugles avaient tous la même provenance : l’armée d’un homme qui, par orgueil, est en passe de détruire son propre pays, le maréchal Khalifa Haftar.

Le condottiere de Benghazi

Il ne s’agit pas ici d’exonérer l’autre camp, le conseil présidentiel que dirige le pusillanime Fayez al-Sarraj, de sa propre responsabilité dans le délitement d’une Libye devenue le bac à sable de puissances régionales rivales, mais de s’en tenir aux faits : c’est bien le condottiere de Benghazi qui, en déclenchant unilatéralement l’opération « Tempête de paix » le 4 avril 2019 – comme si la paix pouvait surgir du chaos –, a balayé d’un revers de main les fragiles accords de paix de Skhirat. C’est donc sur lui que repose la part de culpabilité de loin la plus écrasante dans les crimes qui, inévitablement, sont le lot de ce type de conflit.

LE PARRAIN DE LA CYRÉNAÏQUE TENTE DE COMPENSER SES FIASCOS SUR LE CHAMP DE BATAILLE PAR UNE FUITE EN AVANT ÉPERDUE

Un an plus tard, alors que sa marche triomphale sur Tripoli se transforme peu à peu en une interminable guerre de positions, le Parrain de la Cyrénaïque aux uniformes chamarrés tente de compenser ses fiascos sur le champ de bataille par une fuite en avant éperdue. Le 27 avril, une semaine avant de vitrifier une partie de Tripoli, il a annoncé dans un discours de quatre minutes avoir obtenu « le mandat du peuple » pour s’autoproclamer chef de l’État et poursuivre son offensive militaire jusqu’à « la libération de tout le pays ». Coup de bluff ? À 76 ans, après tout, Khalifa Haftar, passé expert dans l’art de transformer les échecs en victoires, n’en serait pas à sa première rodomontade.

Il en faut de l’arrogance et du culot pour s’autoproclamer maréchal quand on a, comme lui, été capturé et humilié au Tchad par les guerriers goranes de Hissène Habré alors qu’on avait l’avantage du nombre (à deux contre un) et du matériel. Quand on a, comme lui, été retourné par la CIA pour renverser Kadhafi à l’instar d’un « gusano » anticastriste ou d’un Contra nicaraguayen et qu’on a échoué dans toutes ses tentatives de putsch. Il en faut de l’impudeur pour se faire surnommer par ses partisans le « de Gaulle libyen » alors qu’on n’a joué qu’un rôle subalterne dans la révolution de 2011, et pour avoir, de son propre chef, rajouté sept étoiles sur son képi de colonel.

Quinze mille morts militaires et civils

Il est vrai que de Mobutu à Bokassa, d’Idi Amin à Omar el-Béchir, de Saddam Hussein à Abdel Hakim Amer, le titre de maréchal, distinction suprême des armées, n’est plus le fruit des triomphes mais celui de l’hubris. Tout cela ne serait que pantalonnades si Khalifa Belqasim Haftar, ses quatre fils et la camarilla clanique qui l’entoure, issue pour l’essentiel de sa tribu des Ferjani, n’avaient décidé de se battre jusqu’au dernier Libyen.

Depuis cinq ans, la guerre que mène leur Armée nationale libyenne (ANL) contre les milices de l’Ouest a fait, au minimum, quinze mille morts militaires et civils. Parmi eux – à moins qu’ils ne soient pas inclus dans ce nombre par le projet Acled [« projet de localisation des événements des conflits armés »] de l’université du Sussex, qui établit le « body count » de la deuxième guerre civile libyenne – figurent les 57 morts et 96 disparus du camp de migrants africains de Daman, bombardé dans la nuit du 2 au 3 juillet 2019 par des Mirage émiratis au service du maréchal, meurtre de masse passé quasi inaperçu.

ADOSSÉ À UN AUTRE MARÉCHAL, L’ÉGYPTIEN SISSI, APPUYÉ EN SOUS-MAIN PAR LA RUSSIE, LES ÉMIRATS ET LA JORDANIE, KHALIFA HAFTAR A ENCORE LES REINS SOLIDES

Certes, l’ennemi intérieur que combat Haftar est loin d’être au-dessus de tout soupçon. Le camp Sarraj aussi a ouvert les portes de la Libye aux convoitises étrangères pour maintenir sa parcelle de pouvoir. Lui aussi a commis son lot d’atrocités. Mais c’est bien à l’ancien collaborateur de Kadhafi devenu supplétif de la centrale de Langley avant de se prendre pour le sauveur de la Libye que revient la responsabilité d’avoir anéanti toute autre perspective que le recours à la guerre totale. Encore faut-il que ce soit dit pour qu’un tribunal international puisse s’en saisir, ce qui est pour l’instant du domaine de l’impossible. Adossé à un autre maréchal, l’Égyptien Sissi, appuyé en sous-main par la Russie, les Émirats et la Jordanie, et toujours considéré, à Paris, comme un facteur de stabilité (virtuelle) régionale, notre homme a encore les reins solides.

Quant à l’ONU et à l’Union africaine, leur incapacité à dénoncer la culpabilité de l’ANL dans le massacre de Daman en dit long sur le degré de sidération qu’exerce sur elles l’aventurier de Benghazi. Même les attentats, comme celui de juin 2014 quand un kamikaze islamiste fit exploser son véhicule bourré d’explosifs à l’intérieur d’une base militaire où il se trouvait, le laissent indemne. Il y a longtemps il est vrai que les maréchaux ne commettent plus la faute professionnelle de mourir à la guerre. Surtout quand ils l’ont eux-mêmes déclenchée.
Crédit: Jeune Afrique