aura-t-il un avant et un après Covid-19 pour les villes et les politiques urbaines qui y sont menées ? « Beaucoup pensent que la pandémie va marquer une rupture nette. Il y a pourtant de nombreuses raisons de penser que la discontinuité ne sera pas si radicale », note le sociologue italien Giovanni Semi dans la revue Métropolitiques.
En Île-de-France, la crise sanitaire a fait surgir aux yeux de tous, et parfois de manière extrême, deux caractéristiques de la région capitale : des inégalités grandissantes d’abord, une industrie du tourisme qui a remodelé en profondeur Paris ensuite.
Le reportage long-format que vous vous apprêtez à lire devait initialement être publié le 17 mars, au lendemain du premier tour des élections municipales et au terme d’une enquête conduite en janvier et février. Le 17 mars fut le jour du confinement brutal du pays. Il n’est donc pas directement question de l’épidémie dans cet article, que nous avons choisi de ne pas modifier. Car beaucoup des tendances à l’œuvre à Paris et dans ses banlieues, bon nombre des difficultés rencontrées sont toujours là. La pandémie ne les efface pas. Elle ne fait que les exacerber.
Il en est ainsi de la Seine-Saint-Denis, département déshérité et historiquement sous-doté par la puissance publique, qui a payé le plus lourd tribut au Covid-19, en enregistrant, selon une étude de l’Insee, une augmentation de la mortalité de 123,4 % entre le 1er mars et le 30 avril 2020 par rapport à la même période de 2019.
Il n’y a pas de surprise dans ce triste record qui n’est que la conséquence de la ségrégation territoriale et sociale à l’œuvre. Populations précaires et en mauvaise santé ; logements exigus ou surpeuplés ; sur-représentation des salariés de « première ligne », c’est-à-dire exposés à des risques de contamination accrus ; offre de soins moindre : l’ensemble des indicateurs sociaux du département ne pouvait qu’accroître le désastre sanitaire.
Les huit semaines de confinement strict ont également radicalisé une autre crise, celle du logement, à l’œuvre dans toute la métropole parisienne. Un gros million de Franciliens ont choisi de fuir la métropole, et très souvent des appartements trop petits, pour vivre cette période de confinement plus confortablement en province.
Enfin, l’épidémie de Covid-19 est venue percuter de plein fouet ce qui était en passe de devenir le modèle économique de Paris : le tourisme. Première destination touristique mondiale, que peut devenir Paris sans touristes ou sans un tourisme de masse jusqu’alors voulu et encouragé ? C’est une question centrale, pourtant systématiquement absente de la campagne électorale.
La crise sanitaire va donc obliger les prochaines équipes municipales à se saisir enfin des vrais et graves problèmes que connaissent Paris et ses banlieues. Pour en prendre la mesure, commençons par un petit détour par Argenteuil (Val-d’Oise).
C’est un lieu que les Parisiens ignorent, et ils ont tort, tant il permet de visualiser ce que sont les vrais enjeux de ces campagnes municipales, en banlieue et à Paris. La butte d’Orgemont est une ancienne carrière de gypse réaménagée depuis quelques années en un espace paysager.
L’endroit n’est pas flamboyant, seulement bucolique. Mais parce qu’elle culmine à 120 mètres d’altitude, la butte offre l’un des plus beaux panoramas sur l’agglomération parisienne.
Du haut de Montmartre, nous découvrons le folklore mièvre du Paris d’Amélie Poulain. Un regard en arrière. À Orgemont, le futur est à nos pieds. C’est le Grand Paris, cette métropole de 7, 8 ou 10 millions d’habitants (selon les périmètres retenus), qui s’offre aux regards.
Argenteuil et ses coteaux, où deux mille hectares de vignes aujourd’hui disparues abreuvaient Paris à la fin du XIXe siècle, ses cités également, comme celle de la dalle d’Argenteuil que Sarkozy se promettait de passer au Kärcher en 2005.
Plus loin, l’A86, les nœuds autoroutiers avec l’A13 qui file vers Cergy-Pontoise, la Seine, le port de Gennevilliers, la tour Pleyel et les cités de Seine-Saint-Denis, la Défense, les communes résidentielles et l’entre-soi bourgeois du sud des Hauts-de-Seine.
Et puis Paris, un îlot minéral d’une architecture que l’on devine sage et bien rangée, à peine troublée par la tour Eiffel et la tour Montparnasse. À 120 mètres d’altitude, on distingue même les communes de l’est de Paris, un bout de Romainville, le Haut-Montreuil et les tours Mercuriales qui dominent l’épouvantable échangeur de Bagnolet.
C’est là, c’est à cette échelle que se comprend Paris. Elle n’est pas une ville-capitale de 2,190 millions d’habitants. Elle est le centre de l’une des grandes métropoles mondiales. Et pour comprendre ses dysfonctionnements et ses échecs, il faut aussi l’observer depuis ses banlieues.
Partout l’exaspération monte contre une ville-centre qui exporte sa folie immobilière, chasse ses classes moyennes, laisse se creuser d’immenses inégalités. Le tout dans une effarante pagaille institutionnelle et politique à l’échelle du Grand Paris.
Des urbanistes, des aménageurs, des sociologues et historiens, et même des politiques rencontrés au cours de ce reportage en conviennent. C’est bien dans les six années qui viennent, durée du prochain mandat municipal, que va se jouer une bonne part du sort du Grand Paris.
Il peut être résumé en cette alternative : laisser le chaos prospérer sur fond d’inégalités insupportables et d’égoïsmes de clochers ; ou organiser le partage et la solidarité pour, enfin, améliorer sensiblement les conditions de vie de ses habitants.
Marie-Hélène Bacqué, sociologue, enseignante à l’université Paris Ouest-Nanterre et grande spécialiste des banlieues*Marie-Hélène Bacqué a publié en 2017 Retour à Roissy (éditions du Seuil), une traversée du Grand Paris reprenant l’itinéraire fait par François Maspero dans Les Passagers du Roissy-Express, publié en 1990 et réédité en Points poche. Elle a également publié en 2018, avec Emmanuel Bellanger et Henri Rey, un livre passionnant, Banlieues populaires : territoires, sociétés, politiques (éditions de l’Aube)., explique volontiers que quand elle observe Paris depuis l’au-delà du périphérique, « ce qui me saute aux yeux, c’est d’abord les inégalités qui ne cessent de se creuser, une ségrégation sociale qui s’accélère ».
« Comment peut-on faire une campagne électorale à Paris sans jamais parler de la métropole urbaine, donc de la question de la redistribution ? », questionne-t-elle. « Fiscalité, transports, services publics, santé, éducation, les écarts ne font que grandir. Paris concentre les grands équipements, les sièges sociaux, la richesse et l’effet d’adresse continue à jouer à plein », ajoute-t-elle.
Furie immobilière
Alors parlons de Bagnolet, justement, cette petite commune séquano-dionysienne de 35 000 habitants aux portes du XXe arrondissement. C’est dans un café du Forum des Halles, tout proche de son travail, que Marc Thomazeau raconte sa nouvelle commune. À 32 ans, ce cadre commercial dans une société informatique offre le profil type de ces milliers de Parisiens contraints chaque année de fuir la furie immobilière de la capitale.
« Je suis venu de Bretagne en 2009 pour étudier à Paris », raconte Marc. « Après dix ans de logement étudiant et de colocations, je décide l’an dernier d’acheter. Je vise un 50 m2 dans le XIXe ou le XXe. Rien à moins de 500 000 euros, sauf des pièges avec travaux : impossible pour moi, même si je gagne bien ma vie. »
Le jeune cadre franchit le périphérique, trouve dans le centre de Bagnolet « un bel appartement de 60 m2 aménagé dans d’anciens ateliers ». Marc a fait les comptes : il s’est déplacé de 2,7 kilomètres à vol d’oiseau, les prix immobiliers ont été divisés par deux ou presque, de « 10 000 à 12 000 euros le m2 à 6 000 euros ».
« C’est une aberration », juge-t-il. « Objectivement, c’est très inquiétant pour l’avenir de Paris qui devient un grand musée pour touristes. Si moi, qui suis plutôt favorisé, je ne peux pas vivre à Paris, qui le peut ? Et cette coupure, cette frontière marquée par le périphérique et par toutes ces portes de Paris qui sont moches, c’est complètement dysfonctionnel. »
Marc est devenu « Grand Parisien » ou presque. Il apprécie et profite du centre de Bagnolet. Il travaille et sort à Paris, va à la piscine dans le XXe arrondissement, court le long du canal de l’Ourcq à Pantin ou à La Courneuve, boit des coups aux Magasins généraux, lieu branché de Pantin, fait des virées à Montreuil. Et le tout en vélo même si le métro est à deux pas de chez lui.
« En fait, je ne regrette rien, sauf d’avoir pris la place d’un Bagnoletais en m’y installant. Mais tout cet éparpillement communal me semble absurde. Ce n’est pas à cette échelle que je vis », dit-il.
Ah, le boulevard périphérique ! Ce n’est pas tant de l’autoroute urbaine et de sa pollution massive (600 000 personnes vivent en bordure) que parlent les « banlieusards ». C’est de la frontière sociale, politique et économique qu’il matérialise. « Paris, c’est la cour du roi. Et la question qui nous est posée à nous, habitants de Pantin, c’est : a-t-on encore le droit de pénétrer dans la cour du roi ? », s’agace Andrea Romay, une enseignante de cette ville de première couronne en Seine-Saint-Denis.
À Pantin, le parc et la cité de la Villette sont à portée de main, Paris est au bout de la rue. « C’est horrible d’être à la porte de Paris et de constater une telle fracture », ajoute Andrea.
Le passé de Paris et de ses banlieues est une longue histoire de « je t’aime moi non plus ». Pour résumer, un Paris riche et prétentieux traiterait l’au-delà du périph’ comme un domestique ou une arrière-cour.
Paris y a exporté ses cimetières (six en banlieue, dont celui de Pantin qui est le plus grand de France), ses déchetteries (la plus grande était à Bondy), ses dépôts techniques, ses eaux usées (les épandages de Gennevilliers et aujourd’hui de la Plaine d’Achères), ses fous et ses clochards (hôpital de Bagneux, maison de Nanterre), ses pauvres (la Ville détient 20 000 logements HLM en banlieue), ses incinérateurs d’ordures (Ivry-sur-Seine, Saint-Ouen).
Et cela continue ! Paris veut imposer la construction d’un vaste crématorium sur un terrain que la ville possède entre Aubervilliers et Pantin et ce contre l’avis des maires de ces deux communes. Elle est accusée, à Asnières, de laisser pourrir sur pied une cité de 700 logements. Elle est surtout globalement mise en cause – non sans mauvaise foi – pour un refus de coopérer et de redistribuer la manne financière.
« Derrière ce contentieux historique, il y a toujours un compromis », rappelle l’historien et spécialiste des questions urbaines Emmanuel Bellanger*Emmanuel Bellanger, chercheur au CNRS et directeur du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (CHS), anime la formidable revue en ligne Métropolitiques, une référence sur les questions urbaines.. « Souvent contre Paris, c’est la banlieue qui a inventé les politiques urbaines et les grandes intercommunalités », ajoute-t-il.
Il est assez plaisant que ce soit Patrick Devedjian, figure de la droite et un temps sarkozyste de choc, qui ait décidé ces dernières années de se faire le porte-voix des banlieues. Décédé du Covid-19 le 29 mars, nous l’avions rencontré au mois de février. À 75 ans, il ne cachait pas son plaisir de présider depuis 2007 le richissime département des Hauts-de-Seine. Il avait déménagé les bureaux du conseil départemental dans l’Arena, un équipement géant qui est tout à la fois le nouveau stade du club de rugby Racing 92 et un lieu de concert. Le tout à quelques centaines de mètres de la Grande Arche de la Défense, coffre-fort fiscal du département.
Les fenêtres de son bureau donnaient sur le cimetière de Neuilly qui, tout comme Paris, a exporté ses morts à Nanterre. Patrick Devedjian a fait de son département une puissante principauté jamais en retard d’un combat contre l’État. « L’État est mon seul adversaire », assurait-il, « car madame Hidalgo ne démérite pas, même si je sais que je ne l’aide pas en le disant ».
Paris, les banlieues… c’est la lutte des classes !
« Paris a toujours été la petite chérie de l’État, je l’avais d’ailleurs dit à Chirac quand il était maire : “Jacques, nous ne sommes pas le placard, nous sommes les chiottes de Paris !” Toute l’histoire démontre que nous sommes les domestiques », faisait mine de s’indigner Patrick Devedjian qui, en 1983, emportait la mairie d’Antony. Et de réfléchir un instant : « En fait, Paris (2 millions d’habitants), les banlieues (7 ou 8 millions)… c’est la lutte des classes ! »
Ce Devedjian, soudain déguisé en élu rouge de banlieue pour masquer les propres égoïsmes de son département (nous y reviendrons), ferait bien rire si ses constats et critiques n’étaient pas partagés par d’autres camps politiques. Or ils le sont souvent.
Plus loin de la politique, Simon Ronai est un urbaniste reconnu. Longtemps directeur du bureau d’études urbaines Orgeco, il a travaillé avec de nombreuses communes de banlieue. Il a surtout accompagné Pierre Mansat, cet élu communiste parisien désigné par Bertrand Delanoë pour retisser le lien avec la première couronne et travailler sur l’organisation de la métropole. Le constat est aujourd’hui amer.
Lire aussi
La Métropole du Grand Paris, grande oubliée des municipales 2020, de Pierre Mansat et Simon Ronai
« Bien sûr, la banlieue n’est plus la servante de Paris, elle s’est autonomisée », estime Simon Ronai. « Mais, dans le même temps, Paris s’est isolée, devient un îlot de riches et de bobos. Il y a un sur-tourisme, une sur-marchandisation, une explosion foudroyante des prix de l’immobilier qui déborde sur toute la métropole. Nous avons un système politique et institutionnel foutraque avec un triomphe des égoïsmes municipaux. Si Paris, cela doit devenir des hôtels à 600 euros la chambre et des carottes bio dans les cantines, alors non merci. »
Le carburant de la crise qui mine Paris et vient déstabiliser ses banlieues est évidemment le logement. Le prix moyen du m2 à l’achat a franchi il y a quelques mois les 10 000 euros. La première conséquence est l’accélération du départ des classes intermédiaires et moyennes. Selon l’Insee, Paris a perdu 60 000 habitants de 2011 à 2016. Ce rythme de 12 000 départs par an s’est poursuivi et sans doute accéléré depuis.
Mais à l’insuffisance du manque de nouveaux logements et à un parc privé devenu inaccessible s’ajoute un phénomène nouveau : l’explosion du nombre de logements considérés comme inoccupés et, de fait, retirés du marché parisien. Ce sont des chiffres peu connus que l’on peut découvrir dans un long texte de Jean-Louis Missika, adjoint à l’urbanisme d’Anne Hidalgo lors de cette mandature qui s’achève.
Dans cet exposé titré « Le nouvel urbanisme parisien » et publié sur le site de Terra Nova, Missika dresse comme il se doit un bilan flatteur de son mandat. Mais commentant cette baisse de la population parisienne, dont il ne s’inquiète d’ailleurs pas, le maire-adjoint révèle ce pourcentage stupéfiant : un logement sur six est inoccupé à Paris !
« La part des logements inoccupés a atteint 17 % des logements en 2016, soit un sur six, liée en particulier au développement des plateformes type Airbnb. Si l’on ajoute aux 107 000 logements vides, les 115 000 logements répertoriés comme résidences secondaires, c’est comme si tous les logements des XVIe et XVIIe arrondissements étaient inoccupés ! », écrit-il.
La Ville de Paris reconnaît ainsi que plus de 220 000 logements ont purement et simplement « disparu » du parc, neutralisés qu’ils sont par des stratégies de placements financiers ou d’hébergement touristique… A-t-on entendu lors de cette campagne électorale des engagements pour remédier à ce qui est le premier scandale de Paris ?
Antoine Hauet : « Paris pour moi, c’est fini ! »
« Je suis né en Picardie. J’ai décidé de m’installer à Paris à 17 ans pour mes études. J’ai été tout de suite jeté dans le grand bain (euphémisme pour qualifier une chambre de bonne de 8 mètres carrés). J’ai vécu pendant des années sous le seuil de pauvreté, et puis dès que j’ai pu travailler et gagner un semblant de vie, les choses ont changé.
Mais Paris vous étouffe, Paris vous consomme, vous déshumanise, le trop de trop…
On voudrait tendre la main à son prochain, sauf qu’il y a toujours trop de prochains.
On voudrait manifester et crier sa colère, mais le trop de monde vous en empêche.
J’ai vécu quinze années à Paris, dont dix dans le XVIIIe arrondissement, quartier que j’ai adulé, chéri puis détesté.
Je me dois de faire une parenthèse sur le quartier de Château-Rouge après y avoir vécu cinq ans. Les choses ne bougeaient jamais, les communautés restaient ancrées dans leur racisme respectif (social, religieux, culturel). J’ai constaté la misère humaine, intellectuelle et sociale, l’impuissance des gens et des pouvoirs à faire évoluer les choses.
J’ai d’abord pensé qu’il fallait changer moi-même mais, déception après déception, je me suis résigné. Contre un loyer dix fois plus élevé qu’ailleurs en France, chère leçon, mon visage a changé, mes opinions aussi, à mon grand regret car j’ai toujours défendu l’égalité des hommes.
J’ai été rabroué pour mes propos par des gens trop démagogues qui vivent dans les beaux quartiers et propagent la bonne parole, sur le racisme et l’immigration, le communautarisme ou l’anticommunautarisme, sur les inégalités hommes/femmes, sur ce qui est acceptable ou pas. Ceux-là pour la plupart n’ont pas vécu les choses et ne parlent qu’à la troisième personne.
L’inégalité sociale, c’est ce qui m’a fait quitter Paris.
Est-ce à nous, en tant que Parisiens, de prendre sur nos épaules tout l’échec des politiques sociales, toute la misère imaginable, de les côtoyer et de fermer les yeux car totalement impuissants face à elles ? C’est au gouvernement, à la mairie, aux autorités.
Le problème est qu’avec la mairie de Paris, on a le sentiment que ce n’est pas “leur” problème mais le nôtre : “Vous avez choisi de vivre ici, assumez.” Aujourd’hui, à cause de ces années, je ne peux plus défendre le pickpocket de 13 ans dans le métro, je n’accepte plus les vendeurs de cigarettes édentés du boulevard Barbès, je ne peux plus entendre l’attroupement de soiffards brailleurs sous les fenêtres.
Pour retrouver un peu d’humanité et peut-être une partie des valeurs perdues, j’ai fait comme Hidalgo, j’ai déplacé le problème. Je vis aujourd’hui dans la magnifique ville de Vincennes, proche du plus beau bois d’Île-de-France. Cette ville est restée bloquée dans le temps, quelque part entre 1955 et 1970. Je respire, je revis, je m’entends à nouveau penser. Paris est une magnifique ville mais vue de loin, quand on ne fait qu’y passer. Comme dans un musée en somme. »
Faisons une halte au métro Front Populaire, cette station ouverte il y a huit ans en bout de ligne 12. À la frontière de Saint-Denis et d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), un nouveau quartier de la Plaine s’achève. Campus universitaire Condorcet, bureaux, studios audiovisuels et logements.
Marie Isa, 33 ans, mère d’un jeune enfant, fonctionnaire des impôts, avait répondu à notre appel à témoignages publié sur Mediapart. « Je suis née et j’ai vécu vingt-cinq ans dans le IIIe arrondissement, cinq ans dans le XVIIIe et depuis quatre ans à Saint-Denis ! J’ai le gros, gros seum contre Paris ! », nous écrivait-elle.
Le seum, ce mélange de colère et de frustration que beaucoup disent ressentir quand ils quittent Paris, se dissipe lentement chez Marie. La voilà propriétaire d’un bel appartement de 65 m2 payé 3 000 euros le m2. « Il y a cinq ans, je vivais à la Goutte d’Or, je ne voulais pas acheter et puis j’ai compris que si je restais locataire je risquais un jour de me faire dégager très, très loin car les loyers explosent également », dit-elle.
Marie raconte le dilemme du candidat à l’achat. « J’aurais pu acheter un grand studio dans un quartier de merde à Paris puis le louer sur Airbnb pour aider au remboursement. Montreuil, Saint-Ouen, à plus de 6 500 euros le m2, c’est déjà fini pour moi. J’ai choisi ce quartier, ça m’intéresse d’arriver dans un lieu qui se construit et qui reste à faire », dit-elle.
Désormais habitante du 9-3, avec métro tout de même, ce qui change tout quand on vit en banlieue, Marie dit être contente de ce qui est presque un changement d’univers. Bien sûr, dans ce nouveau quartier sorti des friches industrielles, il y a peu de commerces, les lieux culturels sont éloignés, et ça ne bouge guère.
« Je me suis pris une grosse claque mais aujourd’hui je me fous de Paris. La ville a trop changé. Ce que je regrette, c’est le Paris des années 1990, aujourd’hui c’est d’une tristesse… J’adorais les musées, maintenant il y a trop de monde, c’est trop cher. Paris ne veut pas de nous. Mais à la Plaine, quelqu’un qui gagne le Smic peut y habiter. J’espère juste que le quartier ne va pas se gentrifier de manière dégueulasse », dit-elle.
Gentrification en route
Faisons un quart de tour de périphérique vers l’ouest. Et voilà une petite commune aimablement bourgeoise, coincée entre les trois grandes villes que sont Gennevilliers, Asnières et Colombes dans le nord des Hauts-de-Seine. Avec 25 000 habitants, Bois-Colombes passe sous les radars. Pas de Balkany ou de Sarkozy ici, mais depuis toujours une gestion pépère de droite qui ne met pas le bling-bling à l’agenda municipal.
Franck Fénéon fait visiter le sourire jusqu’aux oreilles son nouvel univers de vie. C’est au bout d’une rue pavillonnaire, une maison de 130 m2, un jardinet. Adieu les Batignolles, où ce cadre de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris vivait depuis huit ans.
Fin 2019, lui, sa compagne, les deux enfants de 3 et 11 ans font le pas. « Le vrai luxe ici, c’est l’espace, c’est l’environnement, c’est d’autres rythmes. Je rentre le soir, j’ai l’impression d’être en week-end et le vendredi soir d’être en vacances ! », dit-il.
À 40 ans passés, le calcul a été vite fait. Avec les 12 000 euros le m2 de l’appartement des Batignolles, la famille a pu acheter les 8 000 euros le m2 du pavillon. « Je perds peut-être un peu ou beaucoup de Paris mais, de toute façon, je n’en profitais plus. Nos besoins ont évolué. Nous avons seulement élargi notre bassin de vie et c’est formidable », explique Franck. Pas de métro ici. La gare est à dix minutes à pied mais Franck n’a pas perdu ses habitudes parisiennes de tout faire à vélo, dont ses allers-retours à son travail, vers la place de l’Étoile.
« Tout le XVIIe arrondissement débarque ici », assure-t-il. Les prix immobiliers ont été multipliés par trois en vingt ans et, au passage, les derniers restes populaires de la ville ont disparu, repoussés vers Colombes, Gennevilliers ou le Val-d’Oise.
Lire aussi
La gentrification des quartiers populaires, un dossier de notre partenaire Mediacités
Et voilà la grande question qui fâche dans la plupart des communes de ces banlieues de première couronne. Que provoquent l’embourgeoisement et la gentrification de communes encore populaires ? En quoi l’arrivée des néo-Parisiens, bobos, cadres intermédiaires ou supérieurs, déstabilise ces villes et leurs équilibres souvent fragiles ?
À Gennevilliers justement, la mairie historiquement communiste a relevé les ponts-levis. Les « gentrifieurs » ne passeront pas sauf à montrer patte blanche. Gennevilliers (47 000 habitants) est une ville passionnante parce que singulière, ville riche de gens pauvres : 70 % de logements sociaux mais les ressources fiscales du port et de 800 hectares de zone d’activités contre 400 hectares de logements. Exception en Île-de-France, la ville contrôle depuis toujours la quasi-totalité de son foncier.
« Nous sommes une ville populaire et nous entendons bien le rester », dit le maire Patrice Leclerc. « Nous résistons à Paris et il n’est pas question de gentrification. Nous continuons dans nos quartiers à produire deux tiers de logements sociaux », ajoute-t-il.
Montrée du doigt pour ses cités à la dérive dans les années 1980 – en particulier la cité du Luth –, Gennevilliers s’est transformée de fond en comble avec les programmes de rénovation urbaine. Les arrivées du tramway T1 et du métro ligne 13 ont désenclavé la ville, près d’un tiers de la population travaille sur la commune.
« Cette mauvaise image des années 1980 et 1990 nous a protégés de la spéculation foncière », dit le maire. « L’essentiel de notre projet, c’est aujourd’hui de créer un mode de vie propre à une grande ville populaire. Nous ne voulons pas singer les riches. »
La non-mixité sociale, la présence massive d’habitants immigrés ou d’origine étrangère, parce qu’ils sont les ouvriers et les employés d’aujourd’hui, sont totalement assumées par la municipalité.
« D’abord, les personnes ne veulent pas être assignées à identité ou à religion. Ici, les gens n’ont pas envie de vivre comme au bled et nous n’avons pas de problème de communautarisme », dit Patrice Leclerc. « Ensuite, la mixité sociale, c’est une formule aimable pour dire qu’on vire les pauvres. C’est ce que font beaucoup de communes en acceptant, voire en organisant la gentrification de leur territoire. »
Reprenons le périphérique pour faire un demi-tour vers l’est. Sortie Pantin (Seine-Saint-Denis), 55 000 habitants, dirigée par le socialiste Bertrand Kern depuis 2001. En quinze ans, cette ville auparavant communiste et très populaire s’est inventé une nouvelle frontière intérieure : c’est le canal de l’Ourcq dont les berges et les alentours ont été magnifiquement aménagés.
La contrepartie ? La ville s’est fracturée en deux. Au nord du canal, vers les Quatre-Chemins et Aubervilliers, les pauvres. Au sud, une population bouleversée par l’arrivée massive de Parisiens attirés par les lieux branchés du canal et des programmes immobiliers d’accession à des prix inférieurs à ceux de la capitale.
La gentrification est en route à Pantin et le maire a effectivement revendiqué cette nouvelle mixité sociale. On construit à tour de bras autour du canal avec des prix qui tutoient aujourd’hui les 8 000 euros le m2, chose inimaginable il y a cinq ans.
D’un côté, les anciens immeubles borgnes du Pantin d’autrefois, invités à ne pas s’éterniser afin de ne pas gâcher le récit d’un nouveau territoire branché ; de l’autre, la Halle Papin, la fête, la nuit : l’un des symboles heureux du phénomène lié à la notion d’urbanisme transitoire. © Jean-Fabien Leclanche
Enseignante en maternelle, installée à Pantin depuis 2005 et fortement engagée dans tous les combats pour l’école publique, Andrea Romay tire un bilan mitigé de ces bouleversements. Elle a d’ailleurs choisi il y a peu de s’installer avec sa famille au nord de la ville, « un peu fatiguée par toutes ces arrivées », dit-elle.
« Au début, cela nous a plutôt aidés. Les gens étaient ouverts, contents de rejoindre une commune populaire, prêts à s’investir. Et puis un profil plus classique de cadres s’est installé. Ils venaient seulement “sous-payer” le mètre carré mais n’avaient pas envie de se mélanger ou de partager, ils ne jouent pas le jeu. Donc tout cela est très ambivalent », dit-elle.
« Attractivité du territoire » : c’est la formule à la mode chez les élus de banlieue parce qu’elle les autorise bien souvent à organiser des opérations moins reluisantes d’éviction des populations les plus fragiles. Le canal de l’Ourcq est devenu un « spot » de l’Est parisien avec ses logements pour cadres, ses lieux branchés, le Dock B, les Magasins généraux, la Cité fertile, la magnifique Halle Papin.
Lire aussi
L’envers des friches culturelles, une enquête de La Revue du Crieur
Problème : beaucoup de ces lieux, en particulier les friches dites culturelles, ont été calibrés pour recevoir les jeunes Parisiens, profil bobos consommateurs, mais certainement pas les jeunes de quartiers. La Recyclerie, la Cité fertile, le 6b à Saint-Denis et bien d’autres offrent une même formule ainsi résumée par le photographe Jean-Fabien Leclanche qui a beaucoup arpenté les banlieues : « Il y a la cantine bio et le plat vegan, l’atelier de réparation vélo, un bout de gravier pour la pétanque, un potager baptisé agriculture urbaine, la boîte à livres, le coin zen et méditation et surtout de la bière locale à 6 ou 8 euros la pinte. On caricature le Berlin associatif – mais là, c’est du business – et c’est franchement pas pour tout le monde… », dit-il.
À Montreuil, le triangle bobo qui fait polémique
Si l’on évoque la gentrification de la première couronne, impossible d’ignorer la ville de Montreuil, que le périphérique sépare du XXe arrondissement de Paris. Montreuil se dispute avec Saint-Denis le titre de ville la plus peuplée du 9-3 (110 000 habitants). Elle n’est plus guère connue comme abritant la plus grande communauté malienne en France. Non, ce sont les hordes bobos à l’assaut de la cité populaire qui occupent désormais toutes les conversations.
Le sujet est électrique même s’il n’est pas nouveau. Déjà dans les années 1980, artistes et monde du cinéma s’installaient en masse dans le Bas-Montreuil, attirés par les ateliers refaits en lofts, des locaux industriels à restructurer et des prix de l’immobilier défiant toute concurrence. Aujourd’hui, des prix ahurissants s’installent sur le seuil des 8 000 euros le m2 quand certaines offres affichent même les 10 000 euros.
C’est un triangle délimité par trois places, Croix-de-Chavaux/Jacques Duclos, République et Carnot, qui concentre toutes les critiques des « vieux » Montreuillois. « Attention, bobos-colons à 500 mètres », signalent des tags à l’approche de cette nouvelle réserve indienne. Dans cette ville très complexe où de multiples identités fortement marquées se superposent, où la pauvreté est massive dans les quartiers du Haut-Montreuil, un nouvel exode parisien très marqué depuis cinq ans provoque des tensions à la chaîne.
Pour l’évoquer, nous avons choisi de laisser parler Jean-Fabien Leclanche. Originaire de Concarneau (Finistère), ayant longtemps vécu à Nantes, il est passé par Paris avant de s’installer à Montreuil en 1999. « Je ne comprenais rien à cette ville, alors je me suis mis à la photographier. » Le résultat est remarquable et Jean-Fabien Leclanche vient de publier un très beau livre de photos et de textes, Chroniques de Montreuil (Éditions de Juillet), récit subjectif de son apprentissage de cette ville qui le passionne.
Montreuil-Bobo, voilà son témoignage :
« Quand je me suis installé à Montreuil, ça bougeait de partout. On ne sortait pas de la ville tant elle nous offrait un écosystème bienheureux. Une ville populaire avec tout le monde, les gitans, les punks, les Maliens, les immigrés, l’histoire industrielle, les murs à pêches, les groupes de rock… Bon, ce n’est plus vraiment cela.
C’est une ville fracturée entre le Bas-Montreuil et son métro – comme un prolongement de Paris – et le Haut-Montreuil, relégué avec des bus merdiques comme seuls transports. Je n’ai vraiment rien contre les gentrifieurs, comme on dit, contre les bobos ou les cadres… Mais Paris est en train de nous avaler et au passage l’identité et l’histoire de cette ville sont effacées.
Des néo-Parisiens viennent s’investir dans la ville, et c’est très bien. Il faut énormément de temps pour comprendre Montreuil. Après tout, nous sommes les seuls banlieusards à avoir notre langue, le Montreuillois, ce mélange de manouche, d’algérien, de tunisien, de français.
Mais depuis quelques années, ces Parisiens qui s’installent ont un rapport complètement différent à la ville. Ils viennent consommer du Montreuil branché, l’œil sur leurs smartphones pour ne pas louper le dernier lieu en mode éphémère. Ce n’est que de la consommation, une sorte de marchandisation obscène qui détruit toutes les complexités de cette ville et la normalise progressivement.
On ne peut pas arriver comme des brutes dans des territoires aussi fragiles. Et le phénomène s’accélère à cause du Grand Paris et des délires immobiliers de Paris. J’ai vu des dizaines de familles devoir quitter la ville pour partir plus loin, au bout de la grande banlieue. Les gens ici ont compris que Paris allait les bouffer. Ils disent : “Ça fait vingt, trente ans qu’on s’implique, qu’on se bat, qu’on défend Montreuil et ses populations et ils arrivent et prennent tout !”
Il ne s’agit surtout pas de nostalgie d’un Montreuil ancien et fantasmé. Non, ce sont des situations très concrètes, l’éviction de populations fragiles, des modes de vie différents, des comportements autres.
Je vous donne un exemple. Mon QG est le bar l’Escale à Croix-de-Chavaux. C’est un café kabyle, il m’a sauvé quand je suis arrivé dans cette ville. Pendant dix-neuf ans, tous les dimanches à la fin du marché, on s’y retrouvait à quelques dizaines. Casse-croûte, on boit des coups, puis petit concert rock dans la salle. À 19 heures, chacun rentrait chez soi un peu bourré et bien content. Il y a dix-huit mois, un Parisien s’installe non loin. Un dimanche, il débarque avec un huissier, fait constater les “nuisances sonores”. Menace de fermeture du café et terminé les concerts ! Petit à petit, c’est tout un système de vivre ensemble qui est saccagé. »
Mais l’arrivée de ces nouvelles populations parisiennes posent bien d’autres questions. Que des magasins Naturalia, Biocoop, Carrefour Express les suivent à la trace, remplaçant les épiciers « arabes » ou « pakistanais » traditionnels, semblera anecdotique par rapport à l’autre principal problème : l’école. Car le mélange et la mixité s’arrêtent bien souvent à la scolarité des enfants.
Dans bon nombre de communes, l’offre du privé, seul moyen de contourner la carte scolaire et les réputations d’établissements, est en plein développement. À Asnières, l’institution Sainte-Geneviève termine d’agrandir ses bâtiments pour accueillir plus de deux mille élèves. Idem à Colombes. Idem à Pantin où, derrière l’église, l’établissement Saint-Joseph – La Salle vient d’ouvrir un lycée.
À Pantin, le collectif Christine Renon, du nom de cette directrice d’école maternelle de Pantin qui s’est suicidée le 23 septembre 2019 – la responsabilité de l’administration a été reconnue en janvier –, continue à se battre « pour la jeunesse et pour l’éducation ». Le choc créé par ce décès a achevé de traumatiser des équipes éducatives déjà à bout.
« Malgré toutes les difficultés, il y avait une confiance dans l’école et le suicide de Christine a cassé cela », explique Celia, institutrice dans le centre de Pantin. « Les parents se sont mobilisés mais il faut sans cesse se battre, auprès du ministère et auprès de la mairie. »
Les scandaleuses et chroniques sous-dotations des écoles publiques (collèges et lycées compris) en Seine-Saint-Denis avaient été pointées en mai 2018 dans un rapport parlementaire. Celui-ci dénonçait un État « inégalitaire et inadapté » et soulignait ses échecs à répétition.
« Comparez l’école primaire à Paris, et tout ce que la mairie de Paris offre comme équipements, cours, soutiens et activités périscolaires, et l’école ici… c’est une honte absolue », constate Celia.
Fractures sociales, fractures économiques, il y a aussi cet autre mur, comme invisible celui-là, que décrit l’enseignante de Pantin. « Paris, c’est trop cher, cette vie parisienne, on n’y a plus accès et on n’en a plus envie », estime Celia, la trentaine et deux enfants. Elle n’est pas la seule à le penser très fort.
L’égoïsme municipal claque la porte aux banlieusards !
L’urbaniste Simon Ronai, si déçu des échecs répétés de la métropole urbaine, se dit lui aussi frappé par la « fermeture » de la ville-centre. « C’est un phénomène nouveau », assure-t-il, « et c’est le délire ou le fantasme du Paris-Village. La ville est devenue inaccessible physiquement, on ne peut plus entrer. Paris dit vouloir effacer ses limites avec la première couronne, penser des aménagements à l’échelle de la métropole et, dans le même temps, l’égoïsme municipal claque la porte aux banlieusards. »
Vous vivez dans des banlieues sans métro ? Alors le choix est entre des transports publics congestionnés, régulièrement mis à l’arrêt par des pannes, des grèves, la saturation des réseaux, et une voiture, de fait, interdite dans la capitale. Les critères pollution pour la circulation de voitures, retenus unilatéralement par la Ville de Paris, ont exclu une masse considérable de banlieusards.
Exemple : « Moi, j’ai 8 000 voitures sur Gennevilliers critère 4 et 5, donc interdites de Paris. Ici, les gens achètent des voitures à 1 000 ou 1 500 euros, ils n’ont pas les moyens de mettre plus. Paris ne sait pas comment on vit », explique le maire Patrice Leclerc.
Et revoilà Patrick Devedjian, cette fois en colère contre Anne Hidalgo. « Moi-même, je ne vais plus vraiment à Paris, sauf une fois par semaine, dans les ministères. Regardez la porte d’Orléans, le plan de circulation a été refait pour dissuader les banlieusards. On ne passe plus ! »
Dépendance culturelle
Mais le débat sur la sacro-sainte bagnole – qui, au passage, fait oublier un sous-investissement massif dans les transports en commun régionaux*Selon l’urbaniste Simon Ronai, 800 000 banlieusards travaillent chaque jour à Paris et 300 000 Parisiens travaillent en banlieue. – masque la vraie question, celle dont la réponse conditionnera le devenir de la ville-capitale mais aussi de la métropole : Paris doit-elle à tout prix demeurer la capitale mondiale du tourisme ?
C’est l’éléphant au milieu de la pièce, celui qu’aucun politique ne veut véritablement regarder en face. Paris est la première destination touristique mondiale. Selon les critères de comptage, elle accueille chaque année entre 35 et 40 millions de touristes. Un autre indicateur : un touriste arrive chaque seconde à Paris.
Comment imaginer qu’un tel afflux de personnes et d’argent ne remodèle pas en profondeur la ville, ses logements, ses transports, ses commerces, ses lieux culturels et ses projets ?
De son donjon des Hauts-de-Seine, Patrick Devedjian, toujours lui, dit ce que beaucoup d’autres élus et Franciliens pensent : « L’avenir de Paris, c’est Florence, c’est peut-être malheureux mais c’est comme ça. Que veut le touriste ? Des loisirs, de la culture, des commerces de luxe, des hôtels palaces ou des hébergements de plateformes, des start-up – ça fait moderne – et de la piétonisation. C’est ce que fait Paris. Du coup, la vie urbaine normale s’est réfugiée en banlieue. »
Et au fil de nos rencontres, c’est avec d’autres mots la même inquiétude qui est exprimée. « Terminée la petite exposition au débotté le dimanche. Tout est plein, il faut prendre les billets sur Internet et anticiper deux heures de queue… », soupire Marie Isa à La Plaine. Une offre culturelle de plus en plus pensée pour un public mondial, des cafés hors de prix, une sur-densité touristique, des enseignes commerciales mondialisées.
En contrechamp, les banlieues se sont depuis trente ans largement défaites de cette dépendance culturelle envers Paris. 36 communes et 52 théâtres dans les Hauts-de-Seine. Un réseau de 23 cinémas indépendants en Seine-Saint-Denis. Des scènes de théâtre et de création prestigieuses (MC93 à Bobigny, Les Amandiers à Nanterre, Sceaux), le musée d’art contemporain Mac Val à Vitry dans le Val-de-Marne… et tant d’autres.
« C’est le choix du prochain mandat et c’est un choix compliqué : que faire de ce tourisme de masse ? Comment faire pour que les effets domino qu’il produit n’incitent pas les gens de plus de 35 ans à partir pour avoir des conditions de vie meilleures ? Faut-il à tout prix rester dans le top 3 ou 4 des villes mondiales ? », s’interroge l’urbaniste Simon Ronai. « Ce qui devrait être au cœur des débats politiques, c’est comment construire quelque chose de plus original, comment penser un modèle de ville mondiale qui préserve une singularité. Nous n’y sommes pas du tout. »
Ce « pas du tout », que décrivent aussi à leur façon tous les Parisiens partis pour les banlieues, renvoie également à l’invraisemblable et adémocratique échafaudage politique et institutionnel de la région Île-de-France.
Nous voilà, qui allons bien souvent voter le 28 juin sur la base d’un patriotisme municipal dérisoire (le maire n’ayant plus guère de pouvoirs), face à un monstre obscur qui s’appelle la prise de décision en Île-de-France.
Il y a donc les mairies, les syndicats intercommunaux, les nouveaux et obligatoires établissements publics territoriaux, la métropole du Grand Paris, les départements, la région et l’État. Sans oublier les grandes entreprises publiques (SNCF, RATP) et les agences publiques, acteurs décisifs de l’aménagement.
Sept étages de décisions politiques, des compétences enchevêtrées, de modes de nomination ignorés de tous, un système illisible auquel même les élus ne comprennent rien, un désengagement de l’État qui n’a ni stratégie ni projet… Ce capharnaüm produit « la machine à inégalités et le triomphe des égoïsmes » décrite par la sociologue Marie-Hélène Bacqué.
De nombreuses études de sociologie urbaine ont pointé les tendances récentes qui viennent d’ailleurs relativiser les impacts de la gentrification de certaines communes populaires. Elles soulignent d’abord la spécialisation extrême des territoires les plus riches qui se construisent en ghettos des ultra-favorisés. « Ce sont les communes les plus bourgeoises qui se révèlent les plus homogènes socialement », note la chercheuse Antonine Ribardière.
Mais il n’y a pas que les communes. Profitant de l’impéritie de l’État, Patrick Devedjian a avancé à marche forcée pour réussir son grand projet : fusionner le très riche département des Hauts-de-Seine avec le presque aussi riche département des Yvelines. « 60 % de nos services et de nos activités sont désormais mutualisés, la fusion, c’est fait et c’est irréversible ! », triomphe-t-il. Des économies d’échelle, une capacité d’investissement redoublée, une coordination des politiques départementales : Devedjian a organisé l’émergence d’un véritable poids lourd politique et financier sur tout l’ouest du Grand Paris.
« C’est un scandale, c’est la sécession des riches qui organisent leur propre territoire et décident d’accentuer un peu plus encore le déséquilibre Est-Ouest », s’indigne l’urbaniste Simon Ronai et beaucoup d’autres avec lui. Au passage, la fusion Hauts-de-Seine/Yvelines vient tuer la métropole du Grand Paris créée en 2016 et qui regroupe Paris et 130 communes. Il est vrai que c’est aujourd’hui une coquille vide dotée d’un budget ridicule (environ 30 millions d’euros).
De cette foire d’empoigne institutionnelle, les habitants d’Île-de-France sont les premières victimes. Et rien ne vient enrayer les dynamiques qui transforment Paris en un îlot de richesses isolé des autres territoires. « On l’a oublié mais en 1977, pour la première élection d’un maire de Paris, la capitale est une ville populaire, le PCF tient plusieurs arrondissements et Chirac l’emporte avec seulement quelques milliers de voix d’avance », rappelle l’historien Emmanuel Bellanger.
Presque un demi-siècle plus tard, il ne faut pas seulement très bien gagner sa vie mais disposer en plus d’un patrimoine pour espérer se loger correctement dans le parc privé. Originaire de la région nantaise, Nicholas Suter est arrivé à Paris en 2003, y a construit sa vie puis, avec son épouse, a cherché à acheter. « Nous vivions dans le bas de l’avenue Daumesnil, impossible de trouver malgré nos revenus élevés de cadres supérieurs. C’est ahurissant et cela a été un crève-cœur de quitter Paris », dit-il.
Direction Vincennes puis Fontenay-sous-Bois, commune du Val-de-Marne où se mêlent quartiers bourgeois et populaires. Au bout du compte, les Suter ne regrettent rien et eux aussi découvrent une vie à cheval sur plusieurs communes, travail et quelques loisirs à Paris, le reste dans les différentes communes de l’Est parisien.
Mais il demeure une incompréhension générale sur le devenir de Paris et sa métropole. « La capitale, le Grand Paris, on ne comprend rien », dit Nicholas Suter. « Il y a d’énormes besoins de transports en commun, de logements, on découvre des initiatives désordonnées. Où est le plan ? Je ne le vois pas. » Où est le plan ? Il n’y en a simplement pas. Et c’est bien cette absence qui annonce les crises à venir.
Récit : François Bonnet
Photographies : Jean-Fabien Leclanche
Réalisation web : Donatien Huet
Image de couverture : Le projet « Vive les Groues » à Nanterre, bout de territoire de 9 000 m2 que la structure Yes We Camp a décidé d’investir pour l’animer autour des thématiques propres à l’agriculture urbaine et à l’action artistique.
Les photos accompagnant ce reportage sont de Jean-Fabien Leclanche. Il vit à Montreuil depuis 1999 et a publié deux livres sur la commune – le dernier, Chroniques de Montreuil, vient de paraître aux Éditions de Juillet. Il travaille par ailleurs depuis plusieurs années sur les banlieues de Paris.
Ce reportage doit beaucoup aux lecteurs et lectrices de Mediapart qui ont accepté de répondre à l’appel à témoignages que j’avais lancé. J’ai reçu de nombreuses réponses et pu rencontrer une vingtaine de personnes. Je les en remercie vivement et m’excuse auprès de celles qui ne retrouveront pas leurs propos dans cet article que je ne pouvais pas allonger de manière trop déraisonnable (il est déjà très long). Mais nos échanges m’ont permis de mieux prendre la mesure des problèmes que vit la métropole parisienne.
Le débat et les témoignages peuvent évidemment se poursuivre dans le Club de Mediapart. N’hésitez pas, si vous êtes abonné, à publier des billets de blog et, si vous ne l’êtes pas, à me contacter.
Ce long-format devait être initialement publié le 17 mars, au lendemain du premier tour des élections municipales. Toutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées en tête-à-tête en janvier et février, avant le confinement.