Ils sont majoritairement noirs et arabes. Et de classe populaire. Samedi 13 juin, ils sont venus de toute la France pour répondre à l’appel de la famille Traoré, fer de lance en France, avec le comité Adama, de la lutte contre l’impunité des violences policières et du racisme, qui a réuni à nouveau des milliers de personnes à Paris.
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Paris, 13 juin 2020. « Justice pour Adama, Ibo, Sabri, Babacar, Gueye, Zied et Bouna, Zakaria, Zineb, Wissam »… 150 000 personnes selon les organisateurs, qui s’appuient sur les images impressionnantes vues du ciel montrant une place débordante de manifestants, 15 000 selon la police, égrènent place de la République la longue liste des victimes de violences policières en France qui s’étirent aussi sur des banderoles et scandent « Pas de justice, pas de paix ». Vertige du nombre. Vertige de la répétition.
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Paris, 13 juin 2020. « Le nom d’Adama est inscrit dans l’histoire française. Pour tous les Adama Traoré. On parlera d’un renversement, on dira qu’il y a eu un combat des familles de victimes. Cette histoire, on doit continuer à l’écrire ensemble. Elle n’est pas encore finie. Il faut que le rapport de forces soit encore présent, encore plus fort ».
Assa Traoré galvanise les foules. Grande sœur d’Adama Traoré, mort à 24 ans peu après son interpellation par plaquage ventral par des gendarmes le 19 juillet 2016, elle est le moteur magnétique de la puissante mobilisation contre les violences policières et le racisme en France avec son comité Vérité et justice pour Adama.
« Quand un de nos frères meurt, le système inverse à chaque fois les rôles. Les policiers et les gendarmes deviennent des victimes, nos frères deviennent des coupables et on criminalise la famille. »
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Paris, 13 juin 2020. Sabri Chouhbi est l’une des dernières victimes de violences policières en France. Il est mort à moto il y a à peine un mois en plein confinement après avoir croisé sur sa route une voiture de la BAC (brigade anti-criminalité) dans le Val-d’Oise à Argenteuil. Il avait 18 ans.
Insupportable douleur qui se répète pour les familles des victimes et les habitants des quartiers populaires. Son père, qui n’a pas encore accès au dossier judiciaire, « ne veut pas de polémique mais la vérité et la lumière ». « Lumière(s) sur Sabri », c’est d’ailleurs le nom donné au collectif local plutôt que l’habituel « Comité vérité et justice ».
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Paris, 13 juin 2020. « Laissez-nous respirez, laissez-nous respirer ! » La place de la République reprend en chœur Fatou Dieng, la grande sœur de Lamine décédé le 17 juin 2007 au petit matin dans un car de police après avoir été immobilisé et pressé au sol alors qu’il résistait à son arrestation dans le quartier populaire de Ménilmontant à Paris.
300 kilos sur sa poitrine. Lamine est mort asphyxié, « massacré par la police comme Adama Traoré », treize ans avant le meurtre de George Floyd aux États-Unis qui déclenche aujourd’hui une révolte mondiale contre les brutalités policières et les inégalités raciales.
Il avait 25 ans, il était noir, franco-sénégalais. « Pourquoi a-t-il fallu attendre l’assassinat d’un frère noir en 2020 aux États-Unis pour se mobiliser ici en France aussi massivement contre les bavures policières racistes ? », se demande une cousine au fond du camion près de la sono.
Fatou aussi pose la question à la foule. Elle a la tête qui tourne. Les gaz lacrymogènes et l’émotion. Elle se bat depuis tant d’années. En 2014, la justice a ordonné un non-lieu. Pot de terre contre pot de fer. David contre Goliath qui se bat avec le collectif Vies volées pour l’interdiction du pliage, de la clé d’étranglement et du plaquage ventral, ces techniques d’immobilisation utilisées par la police qui tuent.
« On est obligé de s’endetter pour faire valoir nos droits, pour faire cesser les mensonges de la police. » Fatou Dieng appelle au rassemblement le 20 juin à 13 h 12 sur cette même place pour marquer une bataille qui dure depuis treize ans. « Nos frères ne reviendront pas. Nos combats nous les menons pour vous. Pour préserver vos vies. »
Elle a écrit sur son masque « Laissez-nous respirer ». Dans le camion, « la famille » des victimes de violences policières lui saute dans les bras. Les larmes aux yeux.
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Paris, 13 juin 2020. La manifestation n’a jamais pu s’élancer de la place de la République, alors qu’elle était autorisée et devait rallier Opéra. L’interdiction est tombée à l’heure où les manifestants affluaient sur la place. En fin de journée, le Conseil d’État a rétabli en partie la liberté de manifester.
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Paris, 13 juin 2020. La France compte pléthore de comités locaux Vérité et justice et de collectifs divers luttant contre les violences policières. Pour le comité Adama qui reste le plus puissant et le plus médiatisé, il est essentiel de mettre tous les autres en lumière « car c’est une seule et même famille, les mêmes frères, les mêmes sœurs, les mêmes origines sociales, raciales, des jeunes Noirs et Arabes en majorité issus des quartiers populaires », explique Youcef Brakni, l’une des voix du comité.
« Ce qu’on fait pour Adama, poursuit le militant (poing levé et micro à la main sur la photo), on le fait pour toutes les victimes de bavures policières. Il est naturel de leur donner une visibilité médiatique. Toutes les familles n’ont pas les moyens de mobiliser de tels événements. Les faire témoigner ensemble frappe aussi les esprits et conforte notre analyse politique : les violences policières et le racisme sont bien systémiques en France. »
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Paris, 13 juin 2020. Ibrahima Bah, dit « Ibo », « le beau gosse » avait 22 ans. Il est mort au guidon de sa moto le 6 octobre 2019 à Villiers-le-Bel dans le Val-d’Oise à proximité d’un contrôle de police. Comme Sabri Choubhi après avoir rencontré sur son chemin une voiture de police. Et toujours dans le Val-d’Oise.
Son frère Diané emporte la place de la République : « Sur son trajet, Ibo a eu le malheur de croiser les forces de l’ordre qui sont censées nous protéger. Ce n’était pas un accident mais un homicide. Ils ont attendu qu’Ibo arrive à leur hauteur pour le tamponner avec la fourgonnette. Les témoins racontent qu’ils l’ont tamponné délibérément. Il est mort sur le coup. Ils ont fait semblant de faire un massage cardiaque. Le premier témoin est allé vers les forces de l’ordre : “Qu’avez-vous fait ?” Savez-vous ce qu’ils ont répondu : “On n’a pas de conscience pour ses jeunes, pour ces gens-là”. »
Ibo est mort devant trois caméras de surveillance de la ville. Trois caméras qui fonctionnent très bien, d’après le maire de Villiers-le-Bel. Elles sont dans le bureau du juge sans que le dossier avance. « Quand on sait que l’opinion publique est dans les rues en France après une vidéo aux États-Unis, comment peut-on faire obstruction à une vidéo de violences policières ici ? », lance le frère d’Ibo. Les manifestants entonnent avec lui : « On veut les vidéos, on veut les vidéos. »
Partie civile, la famille Bah a accès au dossier. Elle a découvert que « les policiers étaient bourrés, alcoolisés ! » : « L’Alcootest était positif mais comme dans une République bananière, la sûreté départementale dit qu’il ne fonctionnait pas. »
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Paris, 13 juin 2020. « Être noir, arabe, c’est comme un crime en France. » La fille d’Assa Traoré, tête sur l’épaule de sa cousine durant le meeting des familles de victimes de violences policières.
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Paris, 13 juin 2020. « Si vous touchez à Assa, vous devrez marcher sur nos corps », lance à l’adresse « de la France » Mahamadou Camara. Regard noir et révolté, il est le frère de Gueye, tué de huit balles dans le corps dont une dans la tête, par la police en janvier 2018 à Épinay-sur-Seine en banlieue parisienne.
« Ils l’ont déposé à l’hôpital Lariboisière sous X alors qu’il avait ses papiers, sa carte d’identité », raconte le jeune homme vêtu d’un tee-shirt barré d’un message : « Gaye, une justice pour reposer en paix ». Il livre à son tour une énième bavure policière où la procédure est bâclée de A à Z. « On a sali mon frère, on l’a accusé d’avoir volé un véhicule. » Gueye avait 26 ans.
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Paris, 13 juin 2020. « Baaabaaaacaaaar », «Baaabaaacaaar ! ». « On n’oublie pas, on ne pardonne pas. » La voix enrouée d’Awa Gueye, venue de Rennes, monte dans le ciel. « Femme noire, fille de tirailleurs sénégalais », elle raconte son petit frère mort sous les balles de la police, hissée à son tour sur l’estrade du petit camion.
Derrière, son fils Pierre, 13 ans, contemple la place, impressionné et mutique. Il était si proche de son oncle, un sans-papiers mort il y a cinq ans dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015 dans le quartier pauvre de Maurepas à Rennes.
Babacar Gueye est mort menotté, au terme d’une longue agonie. À 27 ans. Victime d’une crise d’angoisse, il s’était mutilé avec un couteau de table. Son ami a appelé les pompiers. Ce ne sont pas des ambulanciers mais huit policiers dont quatre de la brigade anti-criminalité (BAC) qui ont débarqué. L’un d’entre eux a tiré et atteint cinq fois Babacar…
« Awa ne parle pas très bien le français. Ils en ont profité pour envoyer le corps de son frère au Sénégal sans autopsie », dénonce Assa Traoré, sa sœur de lutte. Depuis qu’elle l’a rencontrée ainsi que toutes les familles de victimes de violences policières, elle se sent encore « plus forte pour mener le combat de la vérité et la justice ». Et pas seule.
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Paris, 13 juin 2020. Un manifestant essoufflé, en larmes, vêtu du tee-shirt noir « Justice pour Adama », surgit de la foule. Il a un message à faire passer, un message reçu sur Facebook de la part de du comité qui milite pour faire la lumière sur la mort de Mohamed Gabsi à Béziers : « Parlez de lui, s’il vous plaît. Sa famille n’a pas pu monter à Paris. »
Mohamed Gabsi, 33 ans, est mort en plein confinement dans la soirée du 8 avril à la suite d’un contrôle de police après le couvre-feu instauré par la ville entre 21 heures et 5 heures dans le centre de Béziers, ville aux mains de l’extrême droite. Embarqué au commissariat par trois policiers municipaux, il y arrive inconscient et décède peu après.
Que s’est-il passé dans le véhicule de police, durant le court trajet ? Les policiers racontent l’avoir maintenu en position allongée, sur le ventre ; l’un d’eux se serait assis sur lui pour l’empêcher de bouger.
Dans une enquête de Mediapart et Le d’Oc, un document met en cause le mode d’interpellation. L’asphyxie a été provoquée à la suite « d’un appui maintenu », « appliqué avec une force certaine » par les policiers municipaux.
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Paris, 13 juin 2020. « Mettez vos masques, protégez vos yeux, ils sont en train de gazer », « Surtout ne courez pas, évacuez les familles, les enfants », « Un soignant, vite », « Appelez le Samu ». Combien de malaises sur la place de la République ce samedi ?
Entravée par les autorités qui ont fait le choix de nasser la foule en lui interdisant à la dernière minute de marcher jusqu’à Opéra, la manifestation du comité Adama sous les charges répétées de gaz lacrymogènes et les lancers de grenades désencerclantes démontre encore combien manifester est devenu dangereux en France, « le seul pays qui interdit les manifestations ».
« Voilà comment la police française traite les manifestants. Voilà comment elle met en danger les manifestants », hurle au micro Assa Traoré qui appelle à ne pas répondre « à la violence d’État » et à « ne pas rester spectateurs face à l’injustice » : « Peu importe d’où tu viens, peu importe qui tu es, ton appartenance religieuse, sexuelle, personne ne doit rester spectateur de la mort ou d’une violence raciale ou sociale ».
« La police est raciste, la police est violente. Ils avaient les armes aujourd’hui. Nous avons l’arme la plus puissante, c’est de ne pas avoir peur », répètera-t-elle encore. Elle annonce aussi que les prochaines mobilisations ne seront plus rendues publiques sur les réseaux sociaux puisqu’on nous les interdit après nous les avoir autorisées… « On va diversifier nos forme d’actions. »
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