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Nadia Yala Kisukidi: «Les vies noires comptent moins dans notre pays»



Pour la philosophe Nadia Yala Kisukidi, la France est paralysée par « une rhétorique du déni, qui consiste à dire que puisque la République est aveugle à la race, il ne peut y avoir de discriminations systématiques touchant des groupes précis ».

 

S’il faut la définir, Nadia Yala Kisukidi demande à l’être comme « une femme noire, afro-descendante ». Maîtresse de conférences en philosophie africana (ce qui fait d’elle une exception en France, où « l’idée même qu’un corps noir puisse être un corps pensant doit encore faire son chemin ») comme en philosophie française à l’université Paris VIII, elle est constamment ramenée en France à ses origines : congolaise par son père, franco-italienne par sa mère.

« On n’arrive pas à penser dans ce pays qu’il y a juste des Noirs français », remarque l’universitaire, co-commissaire de la Biennale de Kinshasa Yango 2, en République démocratique du Congo, un événement qui se déroulera en 2021, au cœur de l’Afrique, « une petite utopie d’Alger à Cape Town » qui se prépare sans argent, sans soutien des États.

Dans un grand entretien à Mediapart, elle revient sur le meurtre de George Floyd aux États-Unis, devenu l’emblème des violences policières et des inégalités raciales à travers le monde, sur ce qu’il nous dit de l’Amérique d’hier à aujourd’hui, ainsi que sur sa résonance toute singulière en France.

Nadia Yala Kisukidi a assisté mardi 2 juin au rassemblement historique organisé à Paris par le collectif Vérité pour Adama devant le palais de justice, qui a réuni des dizaines de milliers de personnes. « Ce qu’elles ont fait émerger, au-delà même de la question des violences et de l’antiracisme, c’est une conscience utopique, des futurs politiques réels, qu’aucun espace politique institutionnel, en France, n’est capable de faire éclore. »

La France est un pays paralysé par « toute une rhétorique du déni, qui consiste à dire que puisque la République est aveugle à la race, il ne peut y avoir, dans ce pays, de discriminations systématiques qui toucheraient des groupes précis. Quand vous commencez à dénoncer cela, on considère au mieux que vous fabulez, au pire que vous introduisez le ver de la séparation dans l’idéal unificateur de la République ».

Paris, 2 Juin 2020, Rassemblement Contre Le Racisme Et Les Violences Policières À L'Appel Du Collectif Vérité Pour Adama © Rachida El AzzouziParis, 2 juin 2020, rassemblement contre le racisme et les violences policières à l’appel du collectif Vérité pour Adama © RACHIDA EL AZZOUZI

Le meurtre de George Floyd déclenche une onde de choc, de révoltes et de débats à travers le monde sur les violences policières, le racisme, les inégalités raciales. Cela vous surprend ?

Nadia Yala Kisukidi : Le 23 février 2020, alors qu’il faisait son jogging, Ahmaud Arbery, 25 ans, a été abattu de trois balles par un père et son fils, blancs, qui l’avaient pris en chasse. Le 13 mars dernier, alors qu’elle était dans son lit, Breonna Taylor a été abattue de 20 balles par trois policiers qui recherchaient un criminel qui avait déjà été arrêté. Le 25 mai, alors qu’il venait d’acheter des cigarettes, Georges Floyd perd la vie à la suite d’un plaquage ventral et d’une pression exercée par le genou d’un policier sur son cou.

C’est dans cette temporalité de l’impunité et du meurtre que s’inscrivent les rassemblements antiracistes et contre les violences policières aux États-Unis et à travers le monde. L’histoire noire américaine n’a jamais été une histoire de résignation ; elle a toujours tissé des solidarités avec d’autres mouvements de lutte sur le globe, hier comme aujourd’hui. Par ailleurs, ces rassemblements mettent en lumière d’autres espaces où se sont élaborées les technologies du racisme moderne, comme le Brésil, où la destruction continue des corps noirs dépasse l’entendement.

Au moment où une petite partie de la planète sort du confinement, ce ne sont pas les voies de la résignation mais celles de la création de solidarité et de la résistance qui s’affirment. Le rassemblement du 2 juin 2020 dans plusieurs villes de France, à l’appel du collectif Vérité et justice pour Adama, est historique.

Il est porté par les quartiers populaires, des personnalités non blanches, qui refusent l’effacement et rassemblent de nombreuses franges de la société française derrière elles. Ce qu’elles ont fait émerger, au-delà même de la question des violences et de l’antiracisme, c’est une conscience utopique, des futurs politiques réels, qu’aucun espace politique institutionnel, en France, n’est capable de faire éclore.

Georges Floyd et Adama Traoré sont tous deux morts entre les mains de la police et d’asphyxie. Mais en France, on s’enferre dans le déni ou le silence quand il s’agit de balayer devant sa porte, tout en dénonçant ce qui se passe outre-Atlantique chez les Américains. Pourquoi ? 

L’histoire de la République française n’est pas similaire à celle des États-Unis ; son rapport à la question raciale ne l’est pas non plus. Toutefois, ces deux pays ont connu une histoire esclavagiste et coloniale, fondée sur des hiérarchies du mépris qui se recomposent au présent. Ce qu’il est intéressant de penser, pour la France, c’est la nature de ces hiérarchies, leur longue histoire, les catégories politiques avec lesquelles on peut les concevoir. La « race » est l’une de ces catégories.

Ce que pointe le mouvement de mobilisation pour Adama Traoré, qui rejoint d’autres combats menés par d’autre familles françaises, c’est que la vie des jeunes hommes identifiés comme noirs, arabes ou roms, vivant dans les banlieues françaises, ne compte pas, ou compte moins dans notre pays.

Entités surnuméraires, des faciès, à peine des adolescents, ces hommes sont perçus comme des menaces pour l’intégrité morale et physique du corps social. Ils sont avalés par des stéréotypes qui font qu’exister, c’est déjà être coupable. Dès lors, tout se justifie : la violence avec laquelle on les interpelle, avec laquelle on les contrôle ou les insulte, jusqu’à leur propre mort, qui peut dès lors rester impunie.

Nadia Yala Kisukidi. © Alun BeNadia Yala Kisukidi. © Alun Be

Pourquoi n’arrive-t-on pas à nommer le réel de manière aussi précise ici en France, à dire : « un policier blanc a tué un homme noir » ? Pourquoi évacue-t-on systématiquement l’origine ethnique, raciale, la couleur de peau des victimes de violences policières ?

La République française se fonde sur le principe de l’égalité juridique des citoyens ; l’idée de République est également un idéal moral, démocratique, auquel on peut s’identifier subjectivement. Si les pratiques racistes sont interdites dans l’espace de la loi, elles n’ont pas été éliminées de la société. Personne ne conteste cela : l’existence du racisme, le fait qu’il y ait des individus racistes ou qui commettent des actes racistes.

Le point fait difficulté dès qu’on introduit la notion de « racisme systémique » – c’est-à-dire quand on affirme que ce qu’on croyait exceptionnel est en fait quotidien, ordinaire. Quand on explique que, malgré l’égalité juridique des citoyens inscrite dans les textes, un inconscient racial structure la vie sociale française, ses institutions, qui explique une distribution inégalitaire des droits dans les faits, des inégalités face aux opportunités, la relégation systématique de certains corps, la constance et la persistance d’un ensemble de représentations et de préjugés à caractère raciste dans la société…

Les associations, les militants, les journalistes, les chercheurs mais aussi les ONG, qui travaillent sur les violences policières en France, depuis des années, pointent non pas des exceptions, mais la routine des discriminations qui ciblent les jeunesses non blanches par la police : délits de faciès, contrôles systématiques, insultes à caractère raciste, etc.

En pointant l’existence du « racisme systémique », on pointe certes la contradiction des faits avec le droit, mais aussi et surtout l’idée que le droit ne protège pas. Or, il y a toute une rhétorique du déni, en France, qui consiste à dire que puisque la République est aveugle à la race, il ne peut y avoir, dans ce pays, de discriminations systématiques qui toucheraient des groupes précis. Quand vous commencez à dénoncer cela, on considère au mieux que vous fabulez, au pire que vous introduisez le ver de la séparation dans l’idéal unificateur de la République.

Paris, 2 Juin 2020, Rassemblement Contre Le Racisme Et Les Violences Policières À L'Appel Du Collectif Vérité Pour Adama. © Rachida El AzzouziParis, 2 juin 2020, rassemblement contre le racisme et les violences policières à l’appel du collectif Vérité pour Adama. © RACHIDA EL AZZOUZI

Justement, le champ intellectuel, politique et militant français est aujourd’hui fracturé par les débats autour des questions raciales, s’écharpant sur le fond comme sur la forme, se divisant même sur le lexique à employer pour discuter et les termes tels que « racisés »« Blancs/non-Blancs », etc. Comment vous situez-vous ?

Ces questions, qui sont réactivées aujourd’hui, s’inscrivent elles aussi dans une histoire longue. Si on s’intéresse, par exemple, aux mouvements et aux luttes populaires noirs en France, dès la fin de la Première Guerre mondiale, la question raciale était mise en tension avec les questions sociales, culturelles et anticoloniales.

Des tentatives pour concilier « fierté noire » et « lutte des classes » ou, encore, pour penser un nouvel humanisme, étaient au cœur de débats politiques et socio-culturels qui ont largement préparé l’avènement de la négritude dans le Paris des années 1930. Ces questions, en France, ne sont pas récentes.

Aussi, pour revenir à ce début du XXIe siècle, je regarde le travail effectué depuis quatre ans par un collectif comme le comité Vérité et justice pour Adama, à la suite du drame qui a frappé la famille Traoré, comme une tentative politique totale pour repenser la question sociale dans toute sa complexité, c’est-à-dire à l’intersection des questions de genre et de race.

La fracture entre « questions sociales » et « questions raciales » est abstraite ; j’irai plus loin : elle est mobilisée pour décrédibiliser toutes les pratiques politiques qui pensent les formes d’oppression de manière intersectionnelle et qui donc dénoncent les points aveugles de discours qui se sont longtemps présentés, de manière univoque, comme les seules ressources pour penser l’émancipation.

L’introduction des questions « postcoloniales/décoloniales » – mais pas seulement – dans le champ universitaire et politique a le mérite d’avoir permis une reprise en main des questions d’inégalités : penser politiquement le « genre » et la « race », les sexismes, les racismes, ce n’est pas seulement penser des questions de « représentations », qualifiées, à tort, de « narcissiques », c’est aussi penser une économie politique, le travail, une distribution inégalitaire des droits, des problèmes de redistribution et de justice sociale.

Dans ces mouvements, la question des solidarités concrètes est replacée au centre des pratiques politiques émancipatrices. Et elle ouvre à nouveau la possibilité de concevoir un internationalisme situé, qui réinterroge activement les liens entre l’Europe, l’Afrique, les Amériques, l’Asie. Dans un contexte politique français saturé par les pensées du terroir et les replis chauvins, c’est une respiration.

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