En protégeant la parole incendiaire du président américain Donald Trump, le patron du réseau social Facebook, pourtant désavoué publiquement par certains de ses employés, a choisi son camp. Et ce n’est pas celui de la liberté d’expression.
Ils ne doivent pas être nombreux ceux qui, comme Donald Trump, peuvent discuter directement avec Mark Zuckerberg de la modération de leurs publications sur Facebook. Ses arguments ayant porté, le président des États-Unis bénéficie sur le réseau social, depuis une semaine, d’un laisser-faire refusé à bien d’autres.
Mais en laissant intacts les propos du locataire de la Maison Blanche, qui menaçaient directement les manifestants à travers le pays, le patron de Facebook s’est attiré en boomerang une contestation interne inédite. Brandissant comme seule boussole la liberté d’expression, il a une nouvelle fois prouvé son incompréhension du sujet – à moins que, tout simplement, il ne se moque du monde.
La crise a éclaté vendredi 29 mai. « Ces VOYOUS déshonorent la mémoire de George Floyd », écrit Donald Trump à propos des événements de la nuit à Minneapolis, après la mort de cet homme noir de 46 ans étouffé sous le genou d’un policier. « … et je ne laisserai pas cela se produire. Je viens de parler au gouverneur Tim Walz et de lui dire que les militaires seront à ses côtés tout le temps. Au moindre problème, nous prendrons le contrôle, mais quand les pillages commencent, les tirs commencent. Merci ! »
Masqué par Twitter, le message est laissé intact par Facebook, dont le patron a clamé la veille sur Fox News qu’il ne serait pas « l’arbitre de la vérité ».
Commence alors un étrange ballet dans lequel Trump et Zuckerberg tentent de se tirer d’affaire en embrouillant leurs messages respectifs. Le jour même, le président des États-Unis nie le sens menaçant de son message, et assure qu’il voulait simplement prévenir contre les conséquences possibles des pillages.
Le lendemain, le second lui donne quitus et affirme que Facebook va réfléchir à de nouvelles règles sur les menaces d’emploi de la force par les pouvoirs en place. Ce sera sa seule concession aux protestations, réitérée vendredi 5 juin.
La longueur de la défense de Zuckerberg montre à elle seule la difficulté à justifier son choix. « Toute la journée », écrit-il le 30 mai sur Facebook, il s’est demandé comment réagir face à des propos qui suscitent chez lui une réaction « viscéralement négative ». Des discussions ont eu lieu avec la Maison Blanche. « Mais je dois réagir non seulement à titre personnel, mais aussi en tant que dirigeant d’une institution attachée à la liberté d’expression », poursuit-il.
Au final, justifie Mark Zuckerberg, l’intérêt informatif du message prime : « Nous pensons que les gens doivent savoir si le gouvernement prévoit de déployer la force. »
La défense de Trump par Mark Zuckerberg a commencé. Elle suscite une vague de protestations inédite parmi les 45 000 employés du groupe, qui tiendront à le faire savoir. Comme Brandon Dail : « Je suis déçu de devoir, une fois de plus, le rappeler : la glorification de la violence par Trump sur Facebook est répugnante et elle devrait absolument être signalée ou retirée de nos plateformes. Je désapprouve catégoriquement toute politique qui va dans le sens contraire. »
Ou Jason Stirman : « Je ne sais pas quoi faire, mais je sais que ne rien faire n’est pas acceptable. Je suis un employé de FB en total désaccord avec la décision de Mark de ne rien faire concernant les récents posts de Trump, qui incitent clairement à la violence. Je ne suis pas seul au sein de FB. Il n’y a pas de position neutre sur le racisme. »
Ou encore Andrew Crow : « Donner une tribune pour inciter à la violence et diffuser des informations est inacceptable, peu importe qui vous êtes ou si cela mérite d’être signalé dans les médias. Je ne suis pas d’accord avec la position de Mark et je m’efforcerai de faire changer les choses. »
Owen Anderson annonce son départ, tout comme Thimoty J. Aveni, qui s’en explique sur son propre compte Facebook : « Depuis des années, le président Trump a bénéficié d’une exception aux standards de la communauté de Facebook ; il n’a cessé de publier des messages odieux et ciblés qui auraient entraîné la suspension de tout autre utilisateur », regrette-t-il, tandis que « Mark » lui trouve « excuse après excuse pour ne pas agir sur une rhétorique de plus en plus dangereuse ». « Nous voyons les États-Unis succomber au même type de division alimentée par les réseaux sociaux qui a fait des victimes aux Philippines, en Birmanie et au Sri Lanka. J’ai peur pour mon pays et j’en ai assez d’essayer de justifier cela. »
« Je travaille chez Facebook et je ne suis pas fier de la façon dont nous nous présentons. La majorité des collègues à qui j’ai parlé pense la même chose », écrit encore Jason Toff le lundi 1er juin. Toute la journée, dans un mouvement inédit, des centaines de salariés de Facebook se mettent en grève virtuelle. Oren Frank, PDG d’une start-up en discussion avec Facebook pour un partenariat, annonce la rupture des négociations, ne voulant pas travailler avec une « plateforme qui encourage la violence, le racisme et le mensonge ».
La crise ne manque pas d’être récupérée : « Nous encourageons les employés à parler ouvertement lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec les dirigeants », fait savoir un porte-parole. En novembre 2018, puis en novembre 2019, certains avaient dénoncé le racisme au sein de Facebook, dont seulement 3,8 % des salariés sont noirs, selon son propre rapport sur la diversité dans l’entreprise.
Mark Zuckerberg, qui a annoncé le matin mobiliser 10 millions de dollars à destination d’associations engagées dans la lutte contre le racisme, s’entretient le soir avec trois défenseurs des droits civiques, Vanita Gupta, Sherrilyn Ifill et Rashad Robinson. En pure perte. Les trois disent leur déception dans un communiqué commun qui dénonce « un très dangereux précédent ».
Pour Vanita Gupta, « aucune somme d’argent ne peut effacer le fait que son inaction sur les [messages] de Trump met directement en danger la vie des Noirs et notre démocratie même », qualifiant ces 10 millions d’argent sale.
Dix millions de dollars, soit le quart des dépenses publicitaires de Donald Trump sur le réseau social depuis 2018 – dont 1,1 million entre le 29 mai et le 4 juin…
Face à la colère qui gronde, la discussion hebdomadaire entre Zuckerberg et ses salariés est avancée de deux jours et se tient mardi 2 juin. Le président-directeur général y propose son exégèse, et affirme, pour justifier son maintien, que la phrase de Trump « n’a jamais été lue comme un signal aux partisans de l’autodéfense pour qu’ils se fassent justice eux-mêmes » (l’expression employée par Trump fait l’objet d’une fiche Wikipédia).
Mercredi, ce sont une trentaine d’anciens de chez Facebook qui demandent à Zuckerberg de reconsidérer sa décision, une « trahison » des idéaux des débuts : « La société que nous avons rejointe tenait à donner aux individus une voix aussi forte qu’à leur gouvernement – en protégeant les faibles plutôt que les puissants. » Ce n’est plus le cas, regrettent-ils : « Les dirigeants de Facebook interprètent la liberté d’expression comme signifiant qu’ils ne doivent rien – ou presque – faire pour interférer dans le discours politique. Ils ont décidé que les élus devraient être assujettis à des normes moins strictes que ceux qu’ils gouvernent. »
Si Mark Zuckerberg clame son refus de se comporter en « arbitre de la vérité », Facebook le fait pourtant à longueur de journée, notent-ils. Fin mars, une publication du président du Brésil, Jair Bolsonaro, et une autre de l’ancien maire de New York, Rudy Giuliani, ont été supprimées, au motif qu’elles vantaient toutes deux les mérites de la chloroquine contre le coronavirus.
Facebook a là encore pris le parti des puissants, des grands médias, des laboratoires pharmaceutiques contre un médicament populaire, et toujours sans censurer Trump, qui a toujours défendu le médicament, jusqu’à en prendre lui-même.
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