Après la révélation d’un contrat de 14,5 millions d’euros liant Monsanto au cabinet FleishmanHillard pour faire campagne pour le glyphosate, l’UE s’engage à durcir les règles de son registre de transparence.
C’est une avancée modeste, qui souligne une nouvelle fois les failles béantes du registre de transparence au sein de l’Union européenne, cet inventaire où des milliers d’entreprises sont censées déclarer les sommes qu’elles investissent en lobbying à Bruxelles. « Censées déclarer », car beaucoup d’entre elles sont soupçonnées de sous-déclarer leurs efforts budgétaires en la matière, et le nombre de personnes qu’elles emploient réellement, faute d’un contrôle systématique de ces données.
À la demande d’une ONG militant pour la transparence en Europe, Corporate Europe Observatory (CEO), le secrétariat du registre, géré à la fois par la Commission de Bruxelles et le Parlement européen, vient de répondre, fin mai, en s’engageant à durcir ces règles. En particulier en exigeant de prendre en compte les dépenses de lobbying réalisées par ces entreprises dans les capitales des États membres sur des sujets liés à l’UE, et pas seulement le seul lobbying mené à Bruxelles.
CEO s’était emparé de l’affaire Monsanto, qui a éclaté l’an dernier, pour réclamer une refonte des règles du registre. Des enquêtes de presse avaient révélé le fichage massif de personnalités réalisé par FleishmanHillard, un cabinet de lobbying, pour aider la firme américaine Monsanto à défendre son glyphosate, menacé d’interdiction par l’UE.
Sous la pression, le groupe allemand Bayer, qui avait acquis Monsanto entre-temps, a révélé en septembre 2019 les détails du contrat liant FleishmanHillard à Monsanto sur la période allant d’octobre 2016 à décembre 2017. Montant du « deal » : 14,5 millions d’euros. Et pas moins de 1 475 personnes travaillant, de près ou de loin, pour propager la bonne parole sur le glyphosate de Monsanto, au sein des États membres, comme à Bruxelles.
Au même moment, FleishmanHillard ne déclarait que 800 000 euros facturés à Monsanto en 2016, et 600 000 supplémentaires en 2017. Quant à Monsanto, il assurait que son budget lobbying, sur la période, ne dépassait pas 1,45 million d’euros.
Nous republions l’enquête de Cédric Vallet sur FleishmanHillard publiée le 29 août 2019.
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Bruxelles (Belgique), correspondance.– Branle-bas de combat chez Monsanto. En mars 2017, l’entreprise américaine spécialisée dans la vente de semences et d’herbicides sent le vent du boulet. Le Monde vient de publier un premier article sur les « Monsanto Papers », ces documents internes à la compagnie américaine, déclassifiés par une cour fédérale californienne.
On y découvrait les stratégies du géant de l’agrochimie pour faire croire à l’innocuité du glyphosate, principe actif du Roundup, alors même que des études, dont certaines commandées par Monsanto, tendaient à prouver que la substance était génotoxique – c’est-à-dire qu’elle pouvait endommager les gènes et générer des cancers. La sortie de cet article tombait mal pour Monsanto : les États européens s’apprêtaient à voter pour ou contre la réautorisation du glyphosate sur le marché européen.
Une centaine de nouveaux documents, déclassifiés par la justice américaine et mis en ligne le 15 août, permettent d’en savoir un peu plus sur les stratégies de Monsanto pour contrer les effets de ces révélations. Au cœur de celles-ci, on trouve l’agence de conseil en affaires publiques, de communication et de lobbying, FleishmanHillard, dont le siège historique se situe à Saint-Louis (Missouri), aux États-Unis, dans la même ville que celui de Monsanto, l’un de ses clients historiques.
Dans un courriel en date du 20 mars 2017, que Mediapart a lu, le vice-président de FleishmanHillard Europe compile les reprises par les médias de l’article du Monde, les relais sur Twitter par des « activistes » comme « la Fondation Hulot, Corinne Lepage, Benoît Hamon ou François Veillerette ». Pour l’instant, Fleishman ne s’inquiète pas outre mesure des conséquences de cet article, « qui n’a pas généré d’impact médiatique » important. Toutefois, les consultants préparent la riposte.
D’après lui, Monsanto devrait faire profil bas. « Éviter d’avoir l’air fébrile », conseille Fleishman. « Adopter un ton neutre, assuré factuel. » Et puis surtout, il s’agira d’appeler « nos bons contacts », les « médias neutres, afin d’équilibrer » la couverture médiatique. Parmi ces médias que Fleishman et Monsanto considèrent comme « neutres », donc acquis à leur cause, on trouve L’Usine nouvelle. « Nous connaissons bien cette journaliste qui avait fait un voyage de presse à Saint-Louis et avait visité le site de Boissay (Recherche et développement de Monsanto en France), son reportage était de très bonne qualité. »
Autre « allié » de Monsanto : Agriculture Environnement, une revue d’actualité agricole. « Le journaliste connaît très bien l’entreprise et cela serait une victoire facile de publier l’argumentaire dans un média spécialisé », assure Fleishman. Enfin, Semences & Progrès est aussi considérée comme un partenaire de la « contre-narration » médiatique qu’ils espèrent mettre en place.
FleishmanHillard connaît sur le bout des doigts les « parties prenantes » – ces personnalités qui, par leurs opinions, peuvent influencer le débat sur l’autorisation du glyphosate. Comme l’avait révélé « Envoyé spécial » en mai 2019, FleishmanHillard a collecté, en France, des données sur plus de 200 personnalités – journalistes, chercheurs, militants, universitaires, politiques – dans le but de les influencer. Des informations, qui concernaient les potentiels « alliés » ou les personnalités supposément hostiles à Monsanto, ont été récoltées afin de mieux cibler les approches.
Ce fichage, ou « cartographie de parties prenantes » selon la terminologie propre aux consultants, est une des bases du travail de lobbying… qui n’est pas sans poser de questions au regard du règlement général sur la protection des données. Notamment vu l’ampleur du fichage opéré par Fleishman.
Dans un message adressé en 2016 à Samuel Murphey, un dirigeant de Monsanto, on découvre que les toutes premières ébauches de cartographie ont permis d’identifier 1 300 personnes en Europe, essentiellement dans les pays « clés », Allemagne, France, Espagne, Pologne, Royaume-Uni, Italie et Pays-bas. Un responsable de Fleishman insiste : « Il reste encore beaucoup à faire pour prioriser et déterminer quelles parties prenantes et décideurs sont influencés/Qui et comment ils peuvent à leur tour influencer. »
Le travail d’influence de Fleishman s’est notamment manifesté à travers la campagne « let nothing go » (« ne rien laisser passer »), qui consistait à répondre sur les réseaux sociaux et sites d’information, via des tierces personnes, à chaque commentaire vécu comme une attaque de la part de Monsanto.
Parmi les pays prioritaires pour le lobbying de Monsanto : l’Allemagne. Dans une correspondance en date du 24 mai 2016, Samuel Murphey explique que FleishmanHillard contribue à « développer un plan de sensibilisation ciblée en Allemagne pour aider le gouvernement à revenir à sa position initiale de soutien au renouvellement du glyphosate ».
Nouvelle phase du plan : ne plus se contenter de cibler les médias mais « sensibiliser directement les responsables politiques ». En novembre 2017, toute l’Europe s’étonne : le ministre de l’agriculture allemand a voté pour la réautorisation du glyphosate. Son vote positif avait même suscité l’incompréhension d’Angela Merkel, car il n’était pas en phase avec la position du gouvernement.
Pour Michael Baum, l’un des avocats des agriculteurs plaignants aux États-Unis, ces nouveaux documents démontrent qu’il existe « une alliance inavouable » entre une entreprise de relations publiques et Monsanto, pour vendre des pesticides composés de glyphosate, ce qui « a mis en danger des dizaines de milliers de vies ».