Le secrétaire d’État aux transports Jean-Baptiste Djebbari était jusqu’en 2017 chef des pilotes de la compagnie aérienne luxembourgeoise Jetfly, qui ne payait pas en France les cotisations sociales de ses pilotes qui y vivent. Le secrétaire d’État répond qu’il n’était pas « responsable » de la « gestion sociale, fiscale et ressources humaines » de l’entreprise.
À38 ans, Jean-Baptiste Djebbari s’est imposé en l’espace de neuf mois comme l’un des nouveaux visages du gouvernement. L’ambitieux secrétaire d’État aux transports, nommé en septembre 2019 à la suite de l’affaire François de Rugy, a enchaîné les crises. D’abord fin 2019 pendant la réforme des retraites, que cet adepte des plateaux télé a défendue dans les médias et dans la rue, n’hésitant pas à tenir tête aux manifestants lors de la grande grève de la RATP et de la SNCF.
Jean-Baptiste Djebbari est désormais en première ligne dans la crise du Covid, entre soutien aux compagnies aériennes et organisation de la reprise du trafic dans les transports publics. « L’engagement des acteurs de la mobilité pour la continuité du service public est admirable. Ils font partie de ces soldats au service des besoins essentiels des Français », déclarait-il le 25 mars au Monde. Mais cet ancien pilote et contrôleur aérien est-il vraiment le mieux placé pour défendre le modèle social français ?
Entre 2016 et son élection à l’Assemblée nationale en 2017, Jean-Baptiste Djebbari était le « directeur des opérations aériennes », c’est-à-dire le chef des pilotes de la compagnie d’aviation privée Jetfly. Selon une enquête de Mediapart, le ministre était au cœur d’un système de dumping social mis en place par cette compagnie aérienne au Luxembourg. Au même moment, M. Djebbari était expert judiciaire près la cour d’appel de Paris en matière de transport aérien, et intervenait notamment sur les sujets de « lutte contre le travail illégal/dissimulé ».
Fondée en 1999, Jetfly exploite des Pilatus PC-12, des avions à hélice dotés d’un seul moteur, bien moins coûteux que les jets. Mais comme la France restreignait à l’époque leur usage, les fondateurs ont dû s’exiler ailleurs en Europe. Ils ont choisi le Luxembourg, réputé pour sa faible fiscalité.
Racheté en 2010 par deux Français, Cédric Lescop et Maxime Bouchard, Jetfly a connu une forte croissance (lire ici), pour atteindre 69 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018, grâce à ses avions low cost et à un concept original : plutôt que de louer les appareils, elle les vend à plusieurs clients, selon le même principe que les résidences en temps partagé.
Une centaine de pilotes, tous salariés sous contrat luxembourgeois, font tourner les vingt-six appareils. Au moins trente-quatre sont français et habitent dans l’Hexagone, selon leurs profils LinkedIn. Or, aucun de ces pilotes n’est salarié en France et n’y paie ses cotisations sociales, alors même qu’une vingtaine d’entre eux opèrent principalement depuis le territoire national, comme l’a reconnu Jetfly à Mediapart.
Ce choix de Jetfly a pour conséquence une perte sèche pour les caisses de l’État français, privé des recettes générées par le versement des cotisations sociales (payées à la fois par l’employeur et les salariés). Ces cotisations, qui servent notamment à financer le système de santé et les caisses de retraite, sont bien moins élevées au Luxembourg qu’en France. En 2018, les cotisations à charge de l’employeur correspondaient à 13 % du salaire brut en moyenne au Luxembourg, contre 45 % dans l’Hexagone, selon l’Insee.
La France est pourtant, de loin, le pays le plus desservi par la compagnie depuis quinze ans, selon des documents judiciaires et une étude réalisée par Mediapart (lire notre Boîte noire). Selon nos calculs, non contestés par la société, plus de 40 % des vols de Jetfly font escale dans l’Hexagone, contre moins de 3 % pour le Luxembourg (voir la carte ci-dessous).
Contacté par Mediapart, Jean-Baptiste Djebbari a refusé de répondre sur la régularité de cette situation, indiquant ne pas avoir été responsable du dossier. S’il reconnaît avoir été impliqué dans la gestion et le recrutement des pilotes, il affirme n’avoir eu aucune « responsabilité réglementaire ou opérationnelle » au sujet de la « gestion sociale, fiscale et ressources humaines » de l’entreprise.
Le secrétaire d’État aux transports nous a renvoyés aux réponses du directeur général de Jetfly, Maxime Bouchard, avec lequel nous avons eu plusieurs échanges écrits. « Jetfly n’a ni la volonté d’opérer une forme de dumping social, ni celle de soustraire quelque revenu que ce soit à l’État français », nous a répondu M. Bouchard.
Jean-Baptiste Djebbari affirme qu’il a « constamment promu l’harmonisation sociale dans le transport aérien […], d’abord en qualité de professionnel de l’aviation puis comme député, aujourd’hui comme secrétaire d’État aux transports. C’est même une des priorités de la politique que je mène actuellement au nom du gouvernement ».
Quand il était dans le privé, le secrétaire d’État aux transports était le responsable des opérations aériennes d’une compagnie qui ne payait pas les cotisations de ses pilotes en France. Reste à savoir s’il s’agit d’une simple optimisation, ou si le système pose problème au regard du droit.
L’avocate Claire Hocquet, spécialiste des questions aériennes, notamment dans le domaine social, a représenté le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) dans les affaires de travail dissimulé visant Ryanair et Cityjet. Me Hocquet estime que les pratiques de Jetfly ne sont pas conformes au droit européen et que certains pilotes de la compagnie résidant en France sont affiliés à la sécu « en étant très probablement basés fictivement au Luxembourg ». Maxime Bouchard dément et affirme que Jetfly « respecte » les réglementations française et européenne.
La bataille contre le dumping social dans l’aérien a démarré en France, qui a publié un décret à ce sujet en 2006. Ce texte a permis la condamnation en première instance de plusieurs compagnies pour « travail dissimulé », pour avoir employé sous contrat étranger des personnels navigants basés en France. C’est le cas d’Easyjet en 2010, de Cityjet (filiale d’Air France) en 2012 ou de Ryanair en 2013 – certaines affaires sont toujours pendantes devant les cours d’appel(1).
Encore récemment, en décembre 2019, comme l’a révélé Le Parisien, un Boeing 737 du spécialiste du fret West Atlantic, mis en cause pour le même motif, a été saisi par la justice française sur le tarmac de l’aéroport de Marseille.
Mais le décret français de 2006 ne s’applique pas à Jetfly. Le texte prévoit en effet que les compagnies doivent payer les cotisations en France uniquement si elles y ont une « base d’exploitation », c’est-à-dire « un ensemble de locaux ou d’infrastructures ». Or la compagnie a localisé ses opérations au sol au Luxembourg, en Suisse et au Royaume-Uni. « Jetfly ne dispose pas de base d’exploitation en France au sens du décret », explique Maxime Bouchard.La situation pourrait être en revanche plus problématique au regard du droit européen. Lequel, contrairement au décret français, prend en compte uniquement la situation des pilotes, que la compagnie dispose ou non d’une base au sol avec des locaux.
Un règlement européen de 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale impose que tout salarié domicilié dans un État membre soit affilié à la sécurité sociale de cet État, dès qu’il y exerce une « partie substantielle de son activité […] sans qu’il s’agisse nécessairement de la majeure partie ». Ce seuil a été fixé en 2010 à seulement 25 % de l’activité par un autre règlement européen.
Or la justice française a établi qu’au moins un pilote français de la compagnie, embauché en 2008 et résidant en France, exerçait principalement son activité dans l’Hexagone. C’est ce qui ressort d’une affaire de licenciement abusif, pour laquelle Jetfly a été définitivement condamnée en 2014 par le tribunal des prud’hommes de Bobigny.
(1) Les affaires Ryanair et Cityjet sont toujours pendantes : les condamnations de première instance ont été confirmées en appel, mais ont ensuite été cassées à la suite d’une nouvelle jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.