Le Burkina Faso au bord de l’effondrement
Une grande partie du territoire échappe désormais au contrôle de Ouagadougou qui commence à peine à sortir du déni face à la multiplication des attaques des groupes armés et des milices dites « d’autodéfense ».
Il a fallu du temps aux autorités du Burkina Faso pour sortir de leur déni alors que les attaques se multipliaient sur le territoire jusqu’à frapper la capitale Ouagadougou. Ce temps est révolu. Il est à l’urgence devant « l’extrême gravité de la situation sécuritaire » qui fait « qu’il n’y a pas un jour, pas une semaine sans de nouvelles victimes », selon les mots du ministre des affaires étrangères Alpha Barry. A tel point que de hauts responsables occidentaux en viennent à redouter un effondrement de l’Etat, à l’image du voisin malien en 2012 sous les assauts alors combinés d’indépendantistes touareg et de groupes djihadistes.
Ouagadougou a en effet perdu la main sur une bonne partie du pays. « Environ un tiers du territoire échappe à son contrôle », affirme un officier de la police burkinabé. Une estimation confirmée par d’autres sources occidentales. Attablé à une terrasse de restaurant de la capitale, le policier trace les zones rouges à grands traits sur une carte du pays. Région par région, d’ouest en est, il isole la moitié de la Boucle du Mouhoun, les deux tiers du Centre-Nord, la totalité du Sahel, et un demi de l’Est. Autant de zones frontalières du Mali, du Niger, du Bénin et du Togo. « Pour compléter le tableau, le Sud-Ouest [proche de la Côte d’Ivoire] est sous la menace des bandits et des coupeurs de route », ajoute le policier.
« Ils grappillent du terrain comme des fourmis »
Prenons Djibo, grande ville du nord du Burkina distante de seulement 210 kilomètres de Ouagadougou. Sa caserne est la seule à tenir encore dans la province du Soum, jouxtant le Mali. Harcelés, sous-équipés, démoralisés, les militaires burkinabés ont déserté les cinq autres positions qu’ils occupaient dans cette province. Cette débandade entamée il y a quelques mois s’est accélérée depuis l’attaque, fin août, de Koutougou, proche de la frontière malienne, soldée par la mort d’au moins vingt-quatre soldats – les officiers avaient abandonné la place quelques jours plus tôt – et le pillage d’un arsenal important.
L’assaut par des combattants en motos a été revendiqué par le Groupe de défense de l’islam et des musulmans (GSIM) lié à Al-Qaida. Pour les services burkinabés, le groupe Etat islamique au grand Sahara (EIGS) en serait l’auteur. Selon une source occidentale, « sept à neuf groupes armés sont présents dans le nord du pays et travaillent ensemble ».
Le Burkina Faso s’enfonce sournoisement dans une guerre qui ne dit pas encore son nom. Cela se traduit par plus de quatre cents incidents violents répertoriés depuis 2016 et des centaines de morts. Et si, depuis trois mois, tout semble calme dans l’Est, contrairement au premier semestre, c’est, selon une source policière, parce que « les militaires ne patrouillent plus par peur des embuscades ou des engins explosifs. Les routes sont tenues par les groupes armés ». « Ils grappillent du terrain comme des fourmis, méthodiquement », observe Mahamoudou Savadogo, chercheur sur les questions de sécurité. Ils contrôlent les campagnes et noyautent les milieux urbains.
« La haine et la peur se sont installées »
Longtemps, Ouagadougou a ignoré les ressorts locaux des violences dont les prémices remontent pourtant à 2016 avec la montée en puissance du prédicateur radical Ibrahim Malam Dicko, porteur d’un message quasi révolutionnaire auprès des plus démunis délaissés par le pouvoir central ou subissant le poids social des structures traditionnelles.
En octobre 2018, la présidence de Roch Marc Christian Kaboré servait encore un « scénario complotiste » au ministre français des affaires étrangères : la main vengeresse de l’ancien président Blaise Compaoré (1987-2014), chassé par la rue, serait derrière toutes ces attaques. Puis on a accusé la France, soupçonnée de vouloir s’accaparer on ne sait quelles richesses nationales. « Ils ont perdu du temps », ponctue un diplomate.
« Certains émirs ou idéologues sont étrangers mais le terrorisme, chez nous, est devenu endogène à cause de la mauvaise gouvernance, de l’injustice, des spoliations… », énumère Mahamoudou Savadogo. « C’est une insurrection armée locale mais les autorités préfèrent l’auto-victimisation et dire que tout cela serait importé du Mali », ajoute le chercheur.
« Jamais la défense n’a reçu autant d’argent, mais on ne sait pas où ça va au nom du secret militaire », dénonce Luc Marius Ibriga, chef de l’autorité supérieure de lutte contre la corruption
Rencontré à Ouagadougou, l’influent chef d’un village frontalier du Mali raconte comment la situation s’est dégradée à partir de 2016 ; comment l’armée a usé d’une force disproportionnée pour tenter d’annihiler le mouvement du prédicateur Dicko. « Des jeunes ont fui au Mali et rejoint le Mujao [Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest], d’où ils sont revenus quelques mois plus tard pour se venger. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à aller vers les groupes armés. Ils n’ont plus d’autres choix parce que les FDS [l’armée] tuent, pillent, ciblent des villages ou des familles entières parce que l’un des leurs a rejoint les djihadistes. La haine et la peur se sont installées », déplore-t-il. Ainsi, son village, comme tant d’autres dans la région, se vide. A l’échelle du pays, le nombre de déplacés est passé de 87 000 personnes au mois de février à 289 000 en septembre. Environ 2 000 écoles ont été fermées. On ne compte plus les assassinats de représentants de l’Etat, de chefs traditionnels ou de certains marabouts considérés comme déviants par les djihadistes. Ce cycle est entretenu par les groupes armés djihadistes ou les milices dites d’autodéfense soufflant sur les braises de différends communautaires. Sans parler de l’enjeu du contrôle de voies de trafics en tous genres, partant du golfe de Guinée jusqu’aux rives de la Méditerranée à travers, entre autres, le Burkina.
Le notable nordiste concède aujourd’hui son impuissance : « En tant que chef traditionnel, nous avons perdu de l’importance. » « Résultat, tout le monde tire sur tout le monde. Et tout le monde est responsable : groupes armés, communautés, djihadistes. Une chose est sûre, la réponse militaire n’est pas la solution », observe un haut fonctionnaire en poste dans le Nord.
Evanescence du pouvoir
Mais aucune autre dynamique ne semble à l’œuvre. Le rapport final de la réunion extraordinaire du conseil de médiation et de sécurité sur le terrorisme de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), tenue le 12 septembre à Ouagadougou, dressait ainsi un constat alarmant : « Faible implication des leaders communautaires, religieux, des femmes et des jeunes ; sous-équipement des forces de défense et de sécurité ; impact des changements climatiques et prolifération des armes légères ; faible coordination pour lutter contre l’insécurité ; faiblesse des moyens de financement disponibles »…
On pourrait ajouter, dans le cas burkinabé, l’évanescence du pouvoir depuis la dissolution du système semi-autoritaire de Blaise Compaoré. « Il n’a pas de stratégie pour contrer celle des groupes armés qui ciblent les structures étatiques, exacerbent les tensions intercommunautaires et religieuses », tranche un observateur étranger.
A l’image de son homologue et voisin malien, Ibrahim Boubacar Keïta, le président Kaboré, élu fin 2015, est accusé de passivité. « Notre administration ne fonctionne pas comme un Etat en guerre. Il y a une perte totale du sens de l’Etat au profit de la prédation », constate Luc Marius Ibriga. Rapport après rapport, ce chef de l’autorité supérieure de contrôle de l’Etat et de lutte contre la corruption dénonce, en vain, « une montée des actes de malversation du haut en bas de l’échelle depuis 2016, en toute impunité ». « Jamais la défense n’a reçu autant d’argent, mais on ne sait pas où ça va au nom du secret militaire », ajoute-t-il.
A un an de la présidentielle, le pouvoir devrait pourtant s’inquiéter de ces pratiques qui alimentent le mécontentement d’une part grandissante de la population. « Blaise Compaoré a été chassé à cause de sa mauvaise gouvernance démocratique et de la corruption », rappelle Bassolma Bazie, le secrétaire général de la confédération générale du travail (CGTB). Il laisse entendre que les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets. Signe du malaise ambiant, la CGTB, aux côtés d’autres syndicats et des organisations de la société civile, a tenté de protester, le 16 septembre, dans les rues de la capitale. Une marche qui fut presque immédiatement dispersée par la police à coups de gaz lacrymogènes.